[Chili] Un autre 11 septembre

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  • [Vamos hacia la vida] 50 ans après le coup d’État : « Plus jamais ça », ni État ni Capital
  • [Vamos hacia la vida] Près d’un demi-siècle après le coup d’État militaire : nous n’oublions ni ne pardonnons rien
  • [GCI-ICG] Mémoire ouvrière : Chili – septembre 1973

[Vamos hacia la vida] 50 ans après le coup d’État : « Plus jamais ça », ni État ni Capital

Source en espagnol : https://hacialavida.noblogs.org/a-50-anos-del-golpe-nunca-mas-estado-y-capital/

« (…) L’expérience montre que les ouvriers, en maintenant ce mouvement [de prise d’usines], comprennent l’essence réactionnaire de l’État bourgeois, en voyant concrètement l’attitude du gouvernement à leur égard. Loin de croire à une transition pacifique, ils se rendent compte que le seul moyen de redresser la situation est de supprimer cet état-major de la bourgeoisie qu’est le gouvernement. » [1]

Plus de trois mille personnes assassinées, dont plus d’un millier de disparus. Des dizaines de milliers de personnes qui sont passées par des centres de détention et des camps de concentration, victimes de l’horreur de la torture, alors que tout un territoire était ravagé par la terreur en uniforme. Des femmes, des hommes, des filles et des garçons font partie de ces chiffres terribles. Pourquoi un tel niveau de brutalité et d’impitoyabilité ? Contre qui toute cette violence génocidaire était-elle dirigée ? Que voulait-on enterrer après le coup d’État sanglant du 11 septembre 1973 ? Ce terrorisme d’État était-il vraiment nouveau ?

Aujourd’hui, les discours de gauche et de droite convergent sur la nécessité de défendre la démocratie et s’attribuent mutuellement la responsabilité de la rupture de l’ordre constitutionnel dans ces années-là. C’est sur cette base qu’ils construisent leurs discours sur le « plus jamais ça » : s’ils ne veulent pas que l’horreur revienne, il y a des marges à ne pas dépasser. Lesquelles ? La légalité qui permet et ordonne la production et l’accumulation continues et toujours croissantes du capital. La nécessité de défendre à tout prix l’ordre démocratique découle de la nécessité de reproduire le capital.

Ainsi, le carnage déclenché après le coup d’État n’était pas simplement une manœuvre machiavélique de l’« impérialisme yankee » (bien que l’ingérence du gouvernement américain dans la stratégie du coup d’État et la répression ultérieure soit pleinement prouvée), ni la réaction d’une bourgeoisie créole effrayée contre un gouvernement de gauche anti-impérialiste qui avait tenté d’instaurer la « justice sociale » par des moyens pacifiques. Ce ne sont pas les réformes du bloc dirigé par Allende qui ont été à l’origine de la réponse militaire sanglante, mais l’activité de la base d’un mouvement qui, depuis la décennie précédente, tendait vers une radicalisation massive et mettait en œuvre des expériences autonomes qui rompaient avec le cadre légal et cherchaient à répondre à leur manière aux exigences et aux besoins de leurs protagonistes, avec la conscience que la révolution sociale était la voie à suivre. Face à ces luttes, la classe capitaliste locale et mondiale a réagi brutalement, noyant dans le sang un processus qui avait suscité l’intérêt de l’anticapitalisme dans le monde entier.

Ainsi, alors que les souvenirs de la répression policière et militaire continue n’ont pu être effacés de la mémoire populaire, du « massacre de l’école Santa María de Iquique » en 1907 au massacre de la Pampa Irigoin à Puerto Montt en 1969, après son triomphe électoral, la coalition réformiste a conclu des accords de gouvernabilité avec le parti responsable des meurtres dans la ville du sud l’année précédente [2] et a essayé de courtiser les forces armées, en encourageant le mythe de leur tradition démocratique, un mythe qui lui a explosé au visage le matin du 11 septembre, après que le même « camarade président » ait incorporé les militaires dans son cabinet en 1972, malgré les avertissements explicites de la base ouvrière et paysanne, et réprimé l’activité autonome des Cordones Industriales et d’autres expériences d’action directe (à Punta Arenas, le 4 septembre 1973, les militaires ont fait une descente dans l’entreprise « Lanera Austral » à la recherche de prétendues armes, en vertu de la loi sur le contrôle des armes promue par le gouvernement lui-même, qui s’est soldée par l’assassinat de l’ouvrier Manuel Gonzalez).

Le programme de l’UP s’inscrivait dans la continuité du précédent gouvernement Frei, cherchant à moderniser le capitalisme dans la région, ce qui provoquait les fissures et les affrontements attendus entre les différents secteurs de la bourgeoisie, mais il fallait aussi contenir la montée du mouvement prolétarien qui, au Chili comme dans le monde entier, menaçait l’ordre dominant et refusait de se résigner au rôle de spectateur auquel tout l’échiquier politique voulait le condamner. C’est cette résistance à la passivité, cet élan de prise en charge de sa propre vie qui a contaminé une grande partie de la population, qui a véritablement effrayé la classe capitaliste dans son ensemble. Le capitalisme mondial devait se restructurer pour répondre à la crise qu’il avait atteinte au cours de ces années, et cette réorganisation devait être imposée dans le sang et le feu, surtout lorsqu’il y avait la menace de transformer la crise en une solution révolutionnaire menée par le prolétariat lui-même, qui donnait son énergie et sa créativité pour répondre à l’activité réactionnaire des appareils classiques de la bourgeoisie et générait ses propres instances de coordination et d’organisation, en surmontant et en affrontant la bureaucratie des partis de gouvernement installée dans les syndicats et autres organisations.

« Nous sommes absolument convaincus qu’historiquement, le réformisme recherché à travers le dialogue avec ceux qui ont trahi à maintes reprises est le chemin le plus rapide vers le fascisme. Et nous, travailleurs, savons déjà ce qu’est le fascisme… Nous considérons non seulement que nous sommes conduits sur la voie qui nous mènera au fascisme dans un temps vertigineusement court, mais que nous avons été privés des moyens de nous défendre. » [3]

« Nous nous sommes organisés, camarade, dans les fronts de population. Nous nous sommes organisés dans les fronts des travailleurs, dans les syndicats. Nous nous sommes aussi organisés dans les cordons et nous continuons à dire, camarade, que ‘ce n’est pas le moment’, qu’il y a un pouvoir législatif et qu’il y a un pouvoir judiciaire. On nous a demandé de nous organiser, depuis le début, depuis la population jusqu’au plus haut niveau, et jusqu’à présent nous nous sommes organisés, camarade, et nous continuons à dire, ‘camarade président’ nous demande toujours d’être calmes, de continuer à agir de cette manière et de continuer à nous organiser, mais pour quoi faire ?… La vérité, camarade, c’est que les gens, les travailleurs commencent à en avoir assez, parce que c’est un processus et que nous luttons contre la bureaucratie et qu’en nous-mêmes, dans nos propres défenses, dans nos propres syndicats, dans notre propre pouvoir, camarade, comme la CUT, la bureaucratie est toujours là, camarade… Jusqu’à quand ?… Et les camarades continuent à nous demander d’être calmes, jusqu’à quand, camarade ?… Si cela va déjà trop loin. » [4]

« C’est-à-dire que la répression bourgeoise triomphe au milieu du processus d’unification et d’autonomie de la classe ouvrière. Nous comprenons maintenant à demi-mot ce que le coup d’État a produit. La répression constante de la bureaucratie de l’UP contre la lutte indépendante de la classe, son démantèlement après le coup d’État, permet aux forces armées et à la bourgeoisie de poursuivre cette tâche, mais dans les conditions, maintenant, de la contre-révolution : de manière massive, avec du sang et du feu. Même le double d’armes n’aurait pas changé l’attitude de l’UP. Ce n’était pas l’expression d’une bravoure ou d’une lâcheté, mais de ses objectifs politiques et économiques. L’un des rares martyrs de la direction de l’UP morts au combat, Salvador Allende, a clairement établi, par ses paroles et ses actes, le comportement d’un homme qui a constamment mené la mise en œuvre du programme réformiste : il tombe en défendant les principes de l’honneur, de la démocratie bourgeoise, d’une constitution, en bref, qui scelle légalement l’exploitation séculaire de la classe ouvrière. Il meurt en défendant la maison des présidents. Mais qui aurait pu exiger qu’il se batte aux côtés des ouvriers dans les cordons industriels, s’ils étaient la négation de ce qu’il représentait ? Personne. Mais ceux qui ont demandé à l’UP, pendant trois ans, de remplir son programme, sans comprendre la profondeur de l’activité politique de la classe ouvrière, ont également été cohérents pendant le coup d’État. Ils ont d’abord exigé de l’UP qu’elle se batte et quand elle ne l’a manifestement pas fait, ils ont reculé pour protéger leur parti. Ils n’ont toujours pas compris que l’état de conscience et l’organisation de la classe ouvrière constituaient la seule réponse possible au coup d’État militaire. » [5]

Pourtant, aujourd’hui, ce qui devrait être la principale leçon historique de cette période semble encore insaisissable : la confiance dans l’institutionnalité, dans la participation à l’État, a été au cœur de la défaite de nos classes il y a cinquante ans et elle l’a été à nouveau il y a quatre ans quand, au lieu d’affirmer les réseaux qui se sont répandus dans les quartiers après les 18 et 19 octobre, on a défilé massivement aux urnes et que la combativité déployée dans chaque ville et territoire de la région chilienne a été massivement défendue. Les citoyens ont massivement défilé aux urnes et la combativité déployée dans chaque ville et territoire de la région chilienne a de nouveau été détournée et pacifiée par les voies de la domestication démocratique, ouvrant la voie à la contre-révolution et semant le malaise parmi les centaines de milliers de personnes qui se sont rassemblées dans les rues et sur les places pendant plus de trois mois.

Nous n’avons pas cessé de ressentir la douleur déclenchée par la brutalité de l’État. Ne pas cesser de lutter pour un monde radicalement différent de la misère du Capital, c’est garder vivante la mémoire de ceux qui nous ont précédés. Mais pour en finir avec les défaites, nous devons porter un regard critique sur notre passé et notre présent. Un regard sans mythe ni idolâtrie. Nous ne pouvons pas aspirer à imiter un mouvement né dans un contexte historique donné, mais nous pouvons comprendre quelles dynamiques développées par ce mouvement se sont révélées être un obstacle insurmontable et essayer de ne pas les reproduire dans les luttes actuelles.

CONTRE LEUR SYSTÈME DE MORT, NOUS ALLONS VERS LA VIE !

[1] Interview de travailleurs de l’usine occupée COOTRALACO, Revista « Punto Final » N°90, octobre 1969, un an avant l’élection d’Allende.

[2] Le fameux « Statut des garanties constitutionnelles » signé avec la Démocratie chrétienne-DC.

[3] « Lettre des Cordones Industriales à Salvador Allende », 5 septembre 1973.

[4] Intervention d’un camarade lors d’une assemblée de la CUT au lendemain de l’UP. Extrait du documentaire « La Batalla de Chile, Parte II (El Golpe de Estado) ».

[5] Article « Qui sommes-nous », dans le journal « Correo Proletario » N°2, novembre 1975.

Traduit avec www.DeepL.com/Translator (version gratuite)

[Vamos hacia la vida] Près d’un demi-siècle après le coup d’État militaire : nous n’oublions ni ne pardonnons rien

Source en espagnol : https://hacialavida.noblogs.org/a-casi-medio-siglo-del-golpe-militar-no-olvidamos-ni-perdonamos/

NOUS N’OUBLIONS PAS la lutte de notre classe pour se réapproprier la vie, en reprenant les usines et les champs, en débattant de nouvelles formes d’existence sans exploitation.

NOUS N’OUBLIONS PAS l’énorme et hétérogène activité prolétarienne qui s’était développée depuis les années 60 et qui, contrairement à la mythologie des partis, n’avait pas pour objectif principal de mener la bataille sur le terrain électoral.

NOUS N’OUBLIONS PAS le travail réactionnaire de la social-démocratie représentée par l’UP, qui a tout fait pour désarmer et contrôler le prolétariat afin de pouvoir négocier avec les partis traditionnels de la bourgeoisie et développer son projet capitaliste prétendument socialiste.

NOUS N’OUBLIONS PAS que le gouvernement de l’UP n’a jamais fait confiance au processus révolutionnaire, c’est Allende qui a décrété la loi sur le contrôle des armes, désarmant le prolétariat le plus combattif, le laissant dans l’incapacité d’approfondir la rupture et de résister à la contre-révolution.

NOUS N’OUBLIONS PAS les partis qui, aujourd’hui, s’arrachent les cheveux pour la démocratie mais qui n’ont pas hésité à soutenir la brutalité militaire contre notre classe.

NOUS N’OUBLIONS PAS non plus que la démocratie et la dictature ne s’opposent pas l’une à l’autre, mais qu’elles sont des moyens différents et complémentaires par lesquels l’État exerce la domination sociale.

NOUS N’OUBLIONS PAS les milliers de camarades qui ont souffert de persécution, de torture, d’assassinat et de disparition.

NOUS N’OUBLIONS PAS que les conditions de misère contre lesquelles notre classe s’est soulevée sont produites par la même dynamique sociale qui génère la misère d’aujourd’hui : les rapports sociaux capitalistes, qui produisent et se nourrissent de l’aliénation physique et psychologique, qui condamnent la grande majorité de l’humanité prolétarisée à la faim, à la maladie, à l’isolement et à la mort, qui déterminent et maintiennent la hiérarchisation sexuelle et toute la violence qui lui est associée.

NOUS N’OUBLIONS PAS car c’est notre histoire. Mais surtout, NOUS N’OUBLIONS PAS car nous voyons beaucoup de ces éléments se répéter à notre époque convulsive.

La mythologie de la gauche du capital voit dans la période 70-73 l’ascension rapide d’un gouvernement qui, soutenu par une grande masse de la population, voulait parvenir pacifiquement au socialisme (un pacifisme qui n’avait aucun scrupule à réprimer les travailleurs, à prendre d’assaut des usines occupées ou à emprisonner, torturer et assassiner les révolutionnaires), avec de grands héros dont elle se souvient aujourd’hui avec une nostalgie écœurante, en exaltant particulièrement la figure d’Allende.

Mais les luttes du prolétariat de notre région étaient en phase avec la vague révolutionnaire qui secouait la planète entière ces années-là, et la classe capitaliste leur opposait diverses réponses. Entre le démantèlement par le réformisme (qui n’excluait pas la répression violente) et le massacre militaire sanglant, il n’y a pas de rupture mais une continuité dans le travail répressif de l’État.

Aujourd’hui, après une révolte impressionnante, le parti de l’ordre en bloc décide d’un « Accord de Paix » dont le but explicite est d’éteindre le feu déclenché par la rage et la créativité des dominés.

Une bonne partie de la gauche entre quand même dans le jeu, en prétendant « déborder » un processus fabriqué précisément dans le but de canaliser et de réprimer.

N’encourageons pas plus de défaites ni d’illusions. Allons plus loin. Allons vers la vie.

NOTRE MÉMOIRE EST UNE ARME POUR NOTRE FUTUR

Traduction française : Los Amigos de la Guerra de Clases
https://libcom.org/article/chili-pres-dun-demi-siecle-apres-le-coup-detat-militaire-nous-noublions-ni-ne-pardonnons/

[GCI-ICG] Mémoire ouvrière : Chili – septembre 1973
Lettre des Cordons Industriels

4 mars 2000. L’affaire Pinochet trouve un épilogue à la hauteur du répugnant spectacle que les démocrates du monde entier nous ont offert pendant plusieurs mois : à peine débarqué sur le tarmac de l’aéroport qui l’accueille au Chili, celui qui a finalement été libéré pour causes médico-humanitaires, celui qu’on ne voyait plus que recourbé dans un fauteuil ou accroché péniblement au bras d’un infirmier, retrouve soudain des couleurs, un sourire et – miracle ! – se lève de sa chaise roulante pour aller saluer gaiement les autres canailles qui l’attendent.

Dans les passages de l’article précédent consacré au spectacle Pinochet, nous avons insisté sur l’hypocrisie des forces démocratiques qui se présentent aujourd’hui comme politiquement innocentes non seulement de ce qui s’est passé en 1973 au Chili (et dont les bourgeois et gouvernements du monde entier furent complices), mais aussi de leur activité actuelle en tant que juges, ministres, hommes politiques.

Avec cette « mémoire ouvrière »1, nous voudrions mettre maintenant en exergue le rôle de tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, appuyèrent Allende au début des années ’70. Nous voudrions rappeler que ce dernier ne correspond en rien au portrait de victime qu’on lui a dressé ultérieurement et démontrer en quoi Pinochet ne fut possible que parce que les forces d’« opposition », la gauche bourgeoise, les trotskistes, les staliniens, etc., fournirent un incessant appui au gouvernement d’Allende, un appui tantôt ouvert, tantôt ponctuel, voire critique, mais qui justifia dans tous les cas la répression en œuvre et permit également d’organiser minutieusement le massacre.

Pour illustrer cela, nous publions donc ici une lettre que les Cordons Industriels, et d’autres structures prolétariennes, ont adressée à Allende le 5 septembre 1973, quelques jours seulement avant le coup d’Etat de Pinochet. Ce document historique constitue une formidable dénonciation du rôle contre-révolutionnaire joué par l’Unité Populaire au Chili (et plus généralement par toutes les « unités populaires partout dans le monde) ; il démontre que l’action d’un Pinochet ne peut véritablement avoir lieu que face à une classe ouvrière qui a été désorientée, désorganisée et désarmée politiquement par la gauche démocratique. Cette lettre dénonce par ailleurs les habituels galimatias sur les « généraux traîtres » auxquels nous ont habitués les partis de gauche, et permet d’ancrer les causes fondamentales de la défaite ouvrière au Chili, non pas dans la préparation de la désorganisation des ouvriers par leurs ennemis traditionnels (à quoi peut-on s’attendre d’autre de l’ennemi de classe ?!), mais dans leurs propres illusions, dans leur manque total de direction et de perspective communistes. Près de trente ans nous séparent maintenant du coup d’Etat de septembre 1973 et c’est comme si ce document n’avait jamais existé : les forces démocratiques d’opposition ont fait tout ce qu’elles pouvaient pour l’enterrer, pour effacer de toute mémoire un témoignage accablant sur leur rôle, un document qui dérange, qui remue le couteau dans la plaie.

Avant de commenter ce document, quelques rapides observations sur les Cordons Industriels, signataires de cette lettre adressée à Allende. Que représentaient les Cordons Industriels dont il est ici question ? Les Cordons Industriels constituent une réalité double et contradictoire, exprimant, terminologiquement et donc politiquement également, ces contradictions. D’un côté, les Cordons Industriels consistent en l’ensemble des grandes entreprises industrielles (textiles, électroménager…) de Santiago, nationalisées par le gouvernement Allende, et dont ce dernier s’est abondamment servi comme vitrine pour vanter sa propre action. Mais d’un autre côté, les Cordons Industriels constituent également un niveau d’organisation en force du prolétariat semblable à ce que furent les Soviets en Russie, les Conseils en Allemagne, les Shoras en Irak… et qui eut d’autant plus d’importance dans le Chili du début des années ’70 que cette ceinture industrielle de Santiago, dont ces Cordons étaient issus, occupait une place essentielle dans l’économie chilienne.

L’appellation Cordons Industriels recouvre donc, d’une part les 98 entreprises nationalisées par Allende, et d’autre part, une force et une organisation prolétarienne qui coordonne les luttes, qui agit dans la rue, qui présente des revendications au gouvernement, et qui cherche même à imposer certains aspects de la dictature des nécessités prolétariennes contre la dictature du taux de profit.

La gauche bourgeoise cherchera systématiquement à limiter les Cordons Industriels à cette réalité sociologique des « 98 entreprises ». Les révolutionnaires quant à eux, insisteront sur le fait que, malgré une réalité fort contradictoire – et dont témoigne par exemple le document que nous publions –, l’organisation des prolétaires au sein de ces Cordons déborda du cadre des entreprises dont ils étaient issus, assumant un pouvoir et une centralisation toujours plus territoriale, rassemblant massivement les prolétaires de quartiers ouvriers entiers, et plus globalement tous ceux qui entre 1971 et 1973 prirent position sur les évènements politiques au Chili, en participant activement à la lutte de classe, à l’action directe contre l’ennemi bourgeois. Il est évident que dans ce texte, lorsque nous parlons des Cordons Industriels, nous en parlons à ce niveau, même s’il est clair, encore une fois, que jamais la contradiction originelle dont il est question ici ne fut totalement surmontée.

Précisons encore que la lettre présentée ici est signée également par d’autres structures prolétariennes (Commando Provincial de Ravitaillement Direct, Front Unique des Travailleurs en conflit) et que si nous publions ce document, ce n’est pas parce que nous adhérons à son contenu, mais parce qu’il résume la tragédie de la classe ouvrière dans le Chili des années ’70, une tragédie qui se perpétuera aussi longtemps que le prolétariat ne barrera pas le chemin à tous les Allende qui, sous d’autres noms, sous d’autres visages, se cachent un peu partout dans le monde, prêts à désarmer le prolétariat s’il relevait la tête. Une situation que les auteurs de la lettre adressée à Allende ont résumé en leur temps par ces mots : « … non seulement on nous entraîne sur le chemin qui nous conduit au fascisme à une allure vertigineuse, mais on nous prive en plus des moyens de nous défendre. »

Nous n’adhérons pas au contenu de ce document, disions-nous, parce qu’au-delà du témoignage sur le rôle d’Allende et consorts dans le désarmement du prolétariat, les demandes exprimées dans la lettre elle-même attestent plutôt de l’incroyable paralysie qui s’était alors emparée de la classe ouvrière face à un Etat bourgeois qui, sous son visage de gauche, lui ordonnait ni plus ni moins de se replier alors même qu’il préparait le massacre « final » en frappant tous ceux qui luttaient. Ce n’est pas en méconnaissant ou en oubliant de signaler cet ensemble de faiblesses que l’on contribuera à la constitution d’une perspective révolutionnaire. Toutefois, lorsque nous critiquons les illusions et les faiblesses présentes dans ce document, ce sont nos propres illusions et nos propres faiblesses, celles de toute notre classe que nous mettons en évidence, et nous savons que la critique que nous pouvons en faire constitue la condition indispensable de leur dépassement. Loin de nous l’idée de déprécier ici cette tentative de rupture avec les illusions alliendéistes, mais il serait totalement irresponsable de publier ce document émanant de notre classe, sans souligner à quel point l’idéologie bourgeoise au sein de la classe ouvrière – y compris au sein de cette avant-garde que sont les Cordons Industriels – avait alors pris le pas sur l’instinct de classe, et allait permettre de mener des masses de prolétaires, à peine réticents, à leurs bourreaux.

Le 5 septembre 1973, lors de la rédaction de cette lettre, les prolétaires ne doutaient pourtant plus qu’ils allaient au massacre. Ils soupçonnaient bien que la répression qui avait déjà touché d’importants secteurs, se généraliserait à toutes les organisations ouvrières, qu’on était passé d’une situation où un gouvernement au drapeau socialiste « … évolue vers un gouvernement du centre, réformiste, démocratico-bourgeois qui tendrait à démobiliser les masses… » à une situation où régnait « la certitude (d’être) sur la pente qui mènera tout droit au fascisme », « à un régime fasciste de coupe plus implacable et criminelle ». Mais malgré cela, malgré cette conscience de l’action contre-révolutionnaire d’un président dont on affirme anticipativement qu’il sera « responsable de mener le pays non pas à la guerre civile qui est déjà en plein développement, mais au massacre froid, planifié de la classe ouvrière », les auteurs de la lettre s’adressent à lui comme à un frère de classe : ils l’appellent CAMARADE Salvador Allende !

Voilà qui résume bien la tragédie de la classe ouvrière au Chili à cette époque : ce sont ceux-là mêmes – partis, syndicats, gouvernement – qui ont amené la classe ouvrière, pieds et poings liés, au milieu de l’arène, qu’on interpelle pour qu’ils agissent contre ceux qui s’apprêtent à lui assener le coup de grâce. Autant demander à ceux qui conduisent les condamnés au peloton d’exécution de prendre des mesures contre ceux qui vont appuyer sur la détente. Le document signale clairement que de la simple méfiance envers toutes ces forces bourgeoises, on est passé à la compréhension du « réformisme » comme étant la voie la plus sûre vers le « fascisme », mais malgré cela, ces forces continuent d’être considérées comme des forces ouvrières.

« Nous, travailleurs, nous ressentons une profonde frustration et du découragement lorsque notre Président, notre Gouvernement, nos Partis, nos organisations nous donnent cent fois l’ordre de nous replier plutôt que de nous ordonner d’avancer. » « Maintenant, non seulement, nous, travailleurs, n’avons plus confiance, mais nous sommes alarmés. » « Nous sommes absolument convaincus qu’historiquement le réformisme qu’on recherche au travers du dialogue avec ceux qui nous ont trahis tant de fois est le chemin le plus rapide vers le fascisme. »

Malgré la conscience du chemin mortel sur lequel on engage le prolétariat, tous ces réformistes continuent d’être considérés comme « des partis prolétariens » : les partis de l’Unité Populaire, le gouvernement, les syndicats sont conçus comme les partis des ouvriers et le président lui-même reste le président des travailleurs. Même la Central Unica de Trabajadores (CUT – Centrale Unique des Travailleurs) continue à être considérée comme « le plus grand organisme » de la classe ouvrière. Au Chili, tout le monde sait pourtant que la principale fonction de cette organisation a toujours été de contenir les luttes ouvrières en fonction des nécessités de valorisation du capital, et que c’est au nom des intérêts de la patrie chilienne (le cuivre chilien !) qu’elle appelait à travailler plus tout en gagnant moins. Mais malgré cela, la CUT – qui ira même jusqu’à intégrer le Cabinet Civil/Militaire où siègent les généraux de l’armée chilienne qui perpétueront le massacre –, continue à être considérée comme « el organismo máximo » de la classe ouvrière !

Le tableau est donc profondément tragique. Même ceux qui ont pour seule référence les commentaires actuels de la presse officielle comprendront en lisant ce texte à quel point le déroulement ultérieur des événements au Chili dérivent directement de la désorientation totale du prolétariat, incapable désormais de se forger sa propre voie. Il faut se resituer le contexte de l’époque. En septembre 1973, ce qu’on a devant les yeux au Chili, c’est une classe ouvrière qui reconnait déjà que « ce qui manqua… ce fut la détermination, la détermination révolutionnaire…, ce qui manqua, ce fut une avant-garde décidée et hégémonique » mais qui, face à ce manque, demande au Président de la guider. Une classe ouvrière qui n’a plus aucune confiance dans les forces populistes de la bourgeoisie mais qui, comme tant d’autres fois dans l’histoire, ne parvient pas à construire sa propre force. Une classe ouvrière qui, au plus profond de sa tragédie, d’une tragédie non pas chilienne mais internationale, n’a pas de programme propre (ou plutôt ignore totalement son programme) et exige l’application d’un programme qu’elle nomme « programme minimum », c’est-à-dire le programme bourgeois de l’Unité Populaire.

Le Chili de 1973 ne fut pas seulement témoin d’un massacre conditionné par les radotages sur « l’expérience pacifique de la construction du socialisme » ; il fut également le théâtre de la réalisation intégrale de la théorie de l’appui critique, du front unique, du gouvernement ouvrier, du contrôle ouvrier… et ce, jusque dans ses ultimes conséquences : la destruction de toute organisation ouvrière. Indépendamment de l’importance relativement faible dont jouissait alors le trotskisme au Chili, indépendamment de la rupture formelle entre le MIR (Mouvement de la Gauche Révolutionnaire) et la Quatrième Internationale, l’idéologie qui barra le chemin au prolétariat et permit de retenir sur le terrain du réformisme ceux qui désiraient le quitter, était une idéologie à tout point identique à celle propre au trotskisme international. Ainsi, si au sein des Cordons Industriels personne ne croyait au passage pacifique au socialisme (à l’exception des agents de l’Etat infiltrés dans les rangs ouvriers), on pensait par contre qu’il fallait continuer à appuyer de façon critique un gouvernement considéré comme « ouvrier » par les uns, comme « populaire » par les autres. Et plus le prolétariat tentait d’échapper au contrôle que l’Etat bourgeois exerçait sur lui – comme tant d’autre fois dans l’histoire – plus le discours du centrisme se radicalisait, plus une gauche se développait au sein de chaque parti bourgeois, en invoquant en chœur « l’appui critique », « le contrôle ouvrier », etc. Dans toutes leurs variantes, les gauches socialistes, chrétiennes, celles de la MAPU, etc. se fortifiaient et convergeaient vers ces idéologies en radicalisant toutes les nuances du « soutien critique » ou du « contrôle ouvrier », positions qui, par le passé, étaient l’apanage du seul MIR. La lecture du document qui suit ne laisse aucun doute quant au fait que cette idéologie radicale de la bourgeoisie constitua une force décisive empêchant le prolétariat d’attaquer l’Etat bourgeois.

Afin que ceux qui n’ont pas vécu « l’expérience chilienne » ou qui n’en ont entendu que les versions construites pour la postérité par la bourgeoisie chilienne (social-démocrate, « communiste », trotskiste, maoïste, Miriste, du MAPU, etc.) et répercutées par la suite dans le monde entier ; afin que ces lecteurs donc, puissent saisir le mieux possible le document qui suit et les raisons qui menèrent à cette absurde « exigence » envers le sommet de l’Etat bourgeois de prendre les mesures nécessaires pour « transformer les institutions actuelles de l’Etat de façon à ce que les travailleurs et le peuple exercent réellement le pouvoir », il nous faut revenir quelque peu en arrière. C’est vrai qu’en septembre 1973, le sort de la classe ouvrière au Chili est tranché : sa faiblesse est imposante et le massacre qu’elle subira en sera la conséquence directe. Mais il n’en pas toujours été ainsi. Avant septembre 1973, la lutte du prolétariat au Chili a connu des moments déterminants durant lesquels la répression de gauche comme de droite, la répression de l’ensemble de l’Etat bourgeois se révéla totalement insuffisante, parce que la classe ouvrière traçait sa propre voie. Et c’est précisément à ce moment-là que le centrisme, avec sa classique politique contre-révolutionnaire d’« appui critique » patronnée par le MIR, et le guérillérisme en général (cf. les conseils et discours de Fidel Castro), passa réellement au premier plan et constitua l’ultime barrière de l’enclos dans lequel le prolétariat avait été conduit par le réformisme.

Ainsi, chaque fois que la réalité de la lutte de classe éclatait au grand jour, chaque fois que l’inévitable alternative terrorisme bourgeois ou destruction de l’Etat bourgeois et dictature du prolétariat émergeait socialement (la deuxième proposition supposant évidemment la liquidation en premier lieu du gouvernement d’Allende et de l’armée bourgeoise) les idéologues de l’appui critique apparaissaient sur le devant de la scène en proposant une troisième voie : organisation et armement du prolétariat, non pas pour affronter la bourgeoisie et son Etat… mais pour exiger du gouvernement qu’il respecte le programme « socialiste » (sic), pour exercer le contrôle ouvrier sur la production et la distribution puisque c’est ainsi qu’on obtient « des parts significatives de pouvoir » (sic) et pour se défendre des attaques de la bourgeoisie (pour ces messieurs, la bourgeoisie est synonyme de droite) qui tente d’empêcher que ce programme soit appliqué. L’idéologie de cette prétendue troisième voie (qui en réalité conduit inévitablement au maintien de la dictature de la bourgeoisie et à la terreur blanche) paralysera les tentatives les plus décidées de l’avant-garde ouvrière au Chili, des tentatives qui, sous le gouvernement Allende, se concentrent sur l’année 1972, et plus particulièrement à partir du 11 octobre 1972 lorsque les Cordons Industriels se développent en réponse à la situation catastrophique à laquelle le capital en crise et la répression étatique soumet la classe ouvrière, une situation encore aggravée à cette date par la grève des commerçants, des transporteurs et des membres des professions libérales impulsée par la « droite »2.

En 1972, les luttes s’enflamment donc face une bourgeoisie qui, d’un côté, appelle à travailler plus pour la patrie chilienne et les transformations « socialistes » et, de l’autre, coupe au prolétariat ses moyens de subsistance. Comme à chaque fois que le capitalisme est en crise, la droite et la gauche s’opposent quant à leurs intérêts de fractions mais se complètent pour imposer l’augmentation du taux d’exploitation : travailler plus et manger moins. Et, comme dans toute circonstance similaire, les luttes ouvrières contre la bourgeoisie et la répression de l’Etat bourgeois s’accentuent. L’Etat chilien, avec Frei à sa tête, avec Allende ou plus tard avec Pinochet, suit cette ligne d’action inhérente à son essence (il ne peut en être autrement, que le président soit « fasciste » ou « socialiste »). L’Etat bourgeois, déguisé en « communiste », « socialiste », « alliendéiste » tente de résoudre la profonde crise que traverse l’économie chilienne par l’augmentation du taux d’exploitation, les nationalisations et le verbiage socialiste. Il n’hésite pas non plus à réprimer toute lutte ouvrière contre l’exploitation : depuis le début du « gouvernement des travailleurs », les luttes des sans-abris, des mineurs… ont toutes été écrasées. Les partis du gouvernement, ainsi qu’Allende, dénoncent chaque lutte ouvrière comme une provocation et accusent les ouvriers réclamant des payes plus élevées d’appartenir à l’« aristocratie ouvrière » (les mineurs du cuivre, par exemple). Ils tentent de circonscrire les responsabilités à chacun des faits de répression. Les justifications abondent pour défendre les différents partis au gouvernement : « ils ne pouvaient contrôler les corps répressifs, ils ne sont pas responsables des excès des corps de gendarmerie et services de renseignements ». C’est donc toujours la même histoire : le président ne savait pas, le ministre de l’intérieur non plus, le P.C. n’était pas impliqué, le P.S. ignorait que les policiers des services de renseignements torturaient, etc. etc.

Mais en cette année 1972, l’exacerbation de la lutte de classe ainsi que la répression étatique et paraétatique contrarient cette opération de camouflage de la réalité. Il apparaît alors au grand jour que tortures et assassinats d’ouvriers ne sont pas uniquement le fait de « Patrie et Liberté », du Parti National, de PROTECO (Protection de la Communauté) ou de la Démocratie Chrétienne, etc. mais aussi des partis du gouvernement. Lors de chaque intervention des forces de gendarmerie et des services de renseignements contre des groupes d’ouvriers, des dirigeants de l’Unité Populaire, du Parti « Communiste » et du Parti « Socialiste » sont identifiés. Allende continue à demander aux prolétaires de travailler plus, « de définir, produire et avancer » ; tandis que, dans les bâtiments des services de renseignements, ses collaborateurs, des dirigeants tels Carlos Toro ou Eduardo Paredes3 procèdent aux interrogatoires d’ouvriers dont ils couvrent le visage et qu’ils soumettent à l’électricité, aux coups, à la suffocation par noyade… (peu après Pinochet élargira ces installations). Les opérations anti-ouvrières des services de renseignements et de la gendarmerie ne cesseront de s’amplifier durant l’année ’72. L’une de ces opérations, gravée dans les mémoires, fut l’attaque des campements des sans-abris de Lo Hermida (une concentration de 8 campements prolétariens). Une nuit, des tanks de la gendarmerie, des fourgons du Groupe Mobile, des patrouilleuses, des camionnettes, etc. entrèrent à Lo Hermida et attaquèrent quelques 45.000 personnes (5 campements). Ils avançaient en s’éclairant avec des feux de Bengale. Au bruit des rafales de mitraillette et à l’éclat de bombes lacrymogènes tirées dans les maisons se mélangeaient les appels à soutenir le gouvernement d’Allende lancés depuis des voitures munies de haut-parleurs. Impossible de dissimuler les résultats de cette opération : un ouvrier mort, des enfants ayant des lésions provoquées par les gaz, des centaines d’interrogatoires, etc. Les déclarations des habitants (y compris les alliendéistes) furent formelles : « En 1970 nous sommes arrivés sur ces terrains… jamais nous n’avons imaginé que ce que nous n’avions pas eu avec Frei et Alessandri, on allait l’avoir avec le camarade Allende », « Ce qui s’est passé ici, c’est un massacre. Les morts sont des camarades qui habitaient ici. Les blessés et les humiliés sont des hommes, des femmes et des enfants de nos campements, ce que la force policière a fait à Lo Hermida est un assassinat contre le peuple ». « Nous, aujourd’hui, c’est avec douleur, avec peine, avec rage que nous disons que ce gouvernement s’est sali les mains avec le sang de ceux-là même qui allèrent tracer une croix sur le bulletin de vote pour donner la victoire au gouvernement d’Unité Populaire. Désormais nous n’irons plus jamais soutenir le réformisme. Nous irons risquer notre peau, nous montrerons que nous, habitants sacrifiés, offensés, morts, criblés de balles, nous avons un autre tempérament et une autre détermination ». Personne ne pourra empêcher ces prolétaires d’assumer désormais les conséquences militantes des leçons qu’ils tirent lors de ces expériences. Personne ne pourra les empêcher de se préparer à un affrontement plus fondamental. Personne, sauf les tenants de l’appui critique, ultime rempart de la contre-révolution.

Le journal Punto Final (« Point Final », une revue du MIR) orchestre cette campagne. Il dénonce les faits, en rejette la faute sur le réformisme et le désigne pour ce qu’il est : contre-révolutionnaire4. Il défend donc d’abord quelques positions ouvrières élémentaires et prend pour point de départ les nécessités du prolétariat. Mais dès qu’il s’agit d’en tirer les conclusions, il s’oppose de la façon la plus ferme à ce qui constitue l’unique porte de sortie pour le prolétariat (affronter l’ensemble de la contre-révolution tant fasciste que réformiste), et prône cette fameuse troisième voie. « Ce gouvernement a deux possibilités : être avec le peuple ou être son assassin », déclare-t-il, présentant ainsi le sommet de l’Etat bourgeois comme neutre, et ses mandataires comme étant tout à fait capables de passer du côté ouvrier « parce que l’objectif stratégique des travailleurs ne rompt pas avec un gouvernement qui, c’est sûr, peut, si on le lui propose, remporter le mérite honorable d’abréger la lutte historique de la classe ouvrière chilienne. »5 Le problème pour cette force trotskisante qui s’exprime dans Point Final se réduit donc à « châtier les coupables » et surtout à défendre le régime : « … les visites mutuelles entre La Moneda (le palais présidentiel – NDR) et Lo Hermida (le quartier ouvrier saccagé – NDR) ont ouvert une nouvelle perspective au problème. La suspension de leurs charges du Directeur et du sous-directeur des services de renseignements a également contribué à montrer que le Président Allende (sic) était ouvert au dialogue avec les habitants (de Lo Hermida – NDR) qui exigeaient des sanctions contre les responsables (sic). »6

Les membres du MIR et les différents groupes gauchistes s’affichent quant à eux ouvertement pro-Allende : « Nous connaissons Allende et, si nous sommes en désaccord avec plusieurs de ses points de vue, pour ne pas dire avec tous, il y a des questions fondamentales que nous lui reconnaissons. En premier lieu, la cohérence entre ce qu’il pense, dit et fait. Ensuite, son courage personnel. Enfin une trajectoire politique incompatible avec la répression du peuple (sic). C’est pourquoi nous pensons qu’Allende fut certainement (sic) le premier surpris (sic) et peut-être le plus fortement touché (sic) par la sauvage répression qui s’est déchaînée sur ce campement (sûrement pas plus que les habitants eux-mêmes – NDR). Le presse de droite (sic) a essayé de lui faire porter la responsabilité de ce qui s’est passé dans une tentative d’assimiler son gouvernement aux précédents régimes répressifs antipopulaires (sic). »7

En lisant la lettre des Cordons Industriels, il faut absolument garder en tête le déroulement de ces événements et ne pas perdre de vue le type de prises de positions qu’ils ont suscité, et que nous rappelons ici. La situation imposée par la bourgeoisie était telle que toute attaque ouvrière contre le sommet de l’Etat bourgeois était considérée comme « de droite » et faisant le jeu de l’impérialisme. Il s’agit là d’une manœuvre classique de la bourgeoisie pour attaquer les révolutionnaires, mais ce qui fut impressionnant dans ce cas-ci c’est la généralisation de ce mythe à l’ensemble de la société chilienne : en lui était contenue la défaite du prolétariat.

Revenons au mois d’octobre 1972. La situation du prolétariat est devenue véritablement intolérable. Le manque d’approvisionnement des articles indispensables à la survie (imposé par la « droite ») est effrayant. Jamais on n’a vécu une situation aussi catastrophique, jamais on n’a travaillé autant (grâce à la « gauche ») pour aussi peu. Ainsi, si les luttes ouvrières se succèdent à cette période, ce n’est pas, comme l’affirme l’histoire officielle et para-officielle, grâce au progressisme du gouvernement populaire, mais bien parce que la situation est insupportable et que ni la « droite » ni la « gauche » ne sont encore parvenue à désorganiser totalement le prolétariat, à le mettre à genou afin de lui assener le coup « final ». Un peu partout se développent des organismes de base à centralisation territoriale, des associations d’ouvriers en lutte, des commandos de campements, des regroupements de voisins, des centres de mères, des organismes réunissant les artisans, les étudiants, etc., autant d’organisations qui composent des Conseils de Travailleurs sous diverses dénominations telles Conseils de Coordination Communale, Commandos Communaux des Travailleurs, Cordons Industriels8. Le prolétariat n’a qu’un seul but : liquider les responsables de cet état de fait insupportable et prendre la direction de la situation. La question du pouvoir est posée. C’est un moment crucial. Le gouvernement, considérant la conjoncture extrêmement périlleuse, y répond en formant le Cabinet Civil/Militaire auquel se réfère le document que nous publions ci-après. Le MIR9 et toutes les forces qui soutiennent de fait cette organisation prennent alors le devant de la scène. Ils exaltent les organismes cités plus haut, impulsent les conseils de coordination. Les consignes d’armement sont plus suivies que jamais. Bref, le MIR et Cie soutient que le moment est venu de défaire le « pouvoir bourgeois », se plaçant ainsi à la tête du processus mais, comme toujours, pour le contenir dans l’appui critique. Une fois de plus, on prend un ensemble de positions ouvrières pour conduire le prolétariat dans un cul-de-sac, dans l’impasse de l’appui critique aux ennemis les mieux dissimulés, afin de l’amener progressivement à défendre l’Etat bourgeois.

Le 7 novembre 1972, le journal Point Final titre en tous gros caractères : « Abattons le pouvoir bourgeois MAINTENANT », ce qui peut passer pour une consigne insurrectionnelle si l’on ignore que par « pouvoir bourgeois », le MIR et les forces qui le soutiennent entendent quelque chose de bien moindre que « l’Etat bourgeois ». Plus que jamais, ils soutiendront que le gouvernement cherche à réaliser le socialisme, mais que la bourgeoisie l’en empêche, que l’armée ne s’est pas encore prononcée, qu’elle devra choisir. « Le gouvernement du Président Allende s’est engagé vis-à-vis du peuple (sic) à mener à bien un programme qui signifie, textuellement, entamer la construction du socialisme, dans notre patrie (sic). C’est précisément l’accomplissement de cet objectif que la bourgeoisie tente d’empêcher. »10 Commentant l’entrée des Généraux dans les ministères, Punto Final écrit : « Les Forces Armées, malgré leur désir de maintenir une neutralité qui ne correspond pas aux caractéristiques du processus chilien (sic), se verront obligées de choisir. Leur participation au gouvernement de l’Union Populaire donne aux officiers (sic) et aux soldats l’occasion de se joindre à l’historique mission des travailleurs… Les Forces Armées ont un rôle véritablement patriotique et démocratique à jouer aux côtés du peuple (c’est effectivement leur rôle, NDR) en appuyant les travailleurs dans leur lutte contre l’exploitation de la bourgeoisie (sic)… Seuls les faits pourront confirmer (sic) ou mettre l’accent sur cette possibilité. Seul le côté qu’elles choisiront dans la lutte de classes (sic) permettra de connaître le sens de l’entrée des Forces Armées sur la scène politique. »11 Donc, maintenant, non seulement le gouvernement ne fait plus partie de l’Etat bourgeois, mais en plus il ne faut plus détruire l’armée puisqu’elle peut faire le choix de servir les travailleurs !

Mise en avant de besoins ouvriers comme point de départ, utilisation d’un langage quasiment « insurrectionnel » pour défendre au mieux la contre-révolution, c’est tout ce courant trotskisant d’appui « critique » qui s’imposera dans les Cordons Industriels, liquidant toute initiative classiste, toute possibilité de passage à l’offensive ouvrière. Ce courant politique international intrinsèquement contre-révolutionnaire dirigera les Cordons Industriels non pas vers l’attaque de l’Etat bourgeois mais vers l’autogestion : « Dès que ces organismes assument de tâches concrètes – en ce qui concerne l’approvisionnement en aliments, les transports, la santé, la production et l’éventuelle défense face au fascisme, ils prennent en mains une part significative du pouvoir. »12 Un mensonge réactionnaire de plus qui fut décisif également dans l’Espagne insurgée des années ‘34-’37 : jamais le prolétariat ne pourra diriger la société ni même avoir des « parts de pouvoir » sans attaquer et détruire simultanément l’Etat bourgeois (ce qui est par ailleurs, l’unique possibilité de résoudre véritablement le manque de ravitaillement). Mais c’est ce mensonge de la contre-révolution – « les parts de pouvoir » – qui s’imposera et conduira les prolétaires à la désorientation et aux massacres de 1973 et des années qui suivirent. Le « contrôle ouvrier » aura ainsi sauvé la bourgeoisie d’une situation périlleuse et lui aura permis de préparer minutieusement le massacre.

Pour définir de façon générale l’action des classes sociales sous le capitalisme, on pourrait dire que pendant que la bourgeoisie s’occupe de ses entreprises et les surveille, le prolétariat quant à lui prépare sa guerre. Au Chili, à mesure que l’idéologie du contrôle ouvrier s’impose et « que des parcelles de pouvoir » sont « conquises », c’est tout le contraire qui se produit : tandis que les ouvriers sont poussés à surveiller les entreprises capitalistes (cf. les « Comités de Vigilance »), la bourgeoisie mène à bien sa guerre et prépare le massacre. Au Chili, la bourgeoisie a gagné la guerre à la fin 1972 et au début de 1973, en ayant recours à la dispersion et à la désorganisation plus qu’aux balles, de sorte qu’à la fin de l’année 1973, il ne lui reste plus qu’à parachever sa victoire en passant au massacre. Comme de coutume, de nombreux défenseurs de l’Etat chilien et de l’alliendisme périrent dans ce massacre. Ce n’est guère là une exception : chaque fois que la répression anti-ouvrière se généralise, elle frappe également certaines fractions du capital. Nous n’avons aucune raison de regretter ceux qui demeurent nos ennemis, même s’ils se sont trouvés ensuite dans l’opposition. Quant à nos morts, il nous semble plus important de préparer la force de classe qui les vengera que de les pleurer. Et pour ce faire, il n’y a pas d’autre moyen que de continuer à lutter contre le capital partout dans le monde, en cherchant à générer cette direction communiste qui fit tellement défaut au Chili en 1973 et qui continue de manquer aujourd’hui dans le monde entier.

L’incroyable falsification actuelle de l’histoire autour du spectacle Pinochet, la façon dont on cherche à blanchir aujourd’hui le rôle déterminant de la gauche et des gauchistes dans la responsabilité de la défaite du prolétariat au Chili en 1973 démontre l’urgence et l’importance de la republication de documents tels celui des Cordons Industriels. Plus que jamais, nous avons énormément à apprendre de l’histoire de notre classe, et cette réappropriation est indispensable à sa victoire.

Lettre que les cordons industriels envoyèrent à Allende six jours avant le coup d’Etat militaire

Le 5 septembre 1973,

A SON EXCELLENCE LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
CAMARADE ALLENDE

Voici venu le moment où la classe ouvrière organisée au sein de la Coordination Provinciale des Cordons Industriels, du Commando Provincial de Ravitaillement Direct et du Front Unique des Travailleurs en conflit, considère urgent de s’adresser à vous, alarmée par le déclenchement d’une série d’événements qui, selon nous, nous mènera non seulement à la liquidation du processus révolutionnaire chilien mais, à court terme, à un régime fasciste de coupe plus implacable et criminelle.

Auparavant, nous craignions que le processus vers le socialisme n’évolue vers un gouvernement du centre, réformiste, démocratico-bourgeois qui tendrait à démobiliser les masses ou à les mener à des actions insurrectionnelles de type anarchiques par pur instinct de conservation.

Mais désormais, après avoir analysé les derniers événements, notre crainte n’est plus celle-là ; désormais, nous avons la certitude que nous sommes sur la pente qui nous mènera tout droit au fascisme.

C’est pourquoi nous allons énumérer pour vous les mesures que, en tant que représentants de la classe travailleuse, nous considérons indispensables de prendre.

En premier lieu, camarade, nous exigeons l’application du programme de l’Unité Populaire. Nous autres, en 1970, nous n’avons pas voté pour un homme, nous avons voté pour un programme.

Curieusement, le premier chapitre du programme de l’Unité Populaire s’intitule « Le Pouvoir Populaire ». Nous citons, page 14 du programme :

… « les transformations révolutionnaires dont le pays a besoin ne pourront être réalisées que si le peuple prend le pouvoir entre ses mains et l’exerce réellement et effectivement »…

… « Les forces populaires et révolutionnaires ne se sont pas unies pour lutter pour la simple substitution d’un président de la République par un autre, pour remplacer un parti par un autre au gouvernement, mais pour mener à bien les changements de fond exigés par la situation nationale sur base du transfert du pouvoir des anciens groupes dominants aux travailleurs, à la paysannerie et aux secteurs progressistes des couches moyennes »… « Transformer les institutions actuelles de l’Etat de façon à ce que les travailleurs et le peuple exercent réellement le pouvoir »…

… « Le gouvernement populaire fondera essentiellement sa force et son autorité sur l’appui que lui offrira le peuple organisé »…

… page 15… « A travers une mobilisation des masses se construira, depuis les bases, la nouvelle structure du pouvoir »…

On parle d’un programme, d’une nouvelle constitution politique, d’une Chambre unique, de l’Assemblée du Peuple, d’un Tribunal Suprême avec membres désignés par l’Assemblée du Peuple,… Dans ce programme on indique qu’on rejettera l’utilisation des Forces Armées pour réprimer le peuple… (p.24)

Camarade Allende, si l’on ne vous disait pas que ces phrases sont citées du programme de l’Unité Populaire qui était un programme minimum pour la classe, dans de pareilles circonstances, vous nous diriez qu’il s’agit là du langage « ultra » des Cordons Industriels.

Mais nous demandons : où est le nouvel Etat ? la nouvelle Constitution politique, la Chambre unique, l’Assemblée Populaire, les Tribunaux Suprêmes ?

Trois ans se sont écoulés, camarade Allende, vous ne vous êtes pas appuyé sur les masses, et aujourd’hui, nous, les travailleurs, nous sommes méfiants.

Nous, travailleurs, nous ressentons une profonde frustration et du découragement lorsque notre Président, notre Gouvernement, nos Partis, nos organisations nous donnent cent fois l’ordre de nous replier plutôt que de nous ordonner d’avancer. Nous exigeons non seulement qu’on nous informe, mais aussi qu’on nous consulte sur les décisions qui en fin de compte sont déterminantes pour notre destin.

Nous savons que dans l’histoire des révolutions il y eut des moments pour se replier et d’autres pour avancer ; mais nous savons, nous avons la certitude absolue que durant ces trois dernières années nous aurions pu gagner non seulement des batailles partielles mais également la lutte totale ; nous aurions pu prendre en ces occasions des mesures qui auraient rendu le processus irrévocable, après le triomphe de l’élection des dirigeants de 1971, le peuple réclamait un plébiscite et la dissolution d’un Congrès antagonique.

En octobre, lorsque la volonté et l’organisation de la classe ouvrière maintinrent le pays en marche contre la grève patronale ; lorsque, dans le feu de la lutte naquirent les Cordons Industriels et que la production, le ravitaillement, les transports furent maintenus grâce au sacrifice des travailleurs et que la bourgeoisie fut frappée d’un coup mortel, vous, vous ne nous avez pas fait confiance. Bien que personne ne puisse nier l’immense potentialité révolutionnaire démontrée par le prolétariat, vous avez donné comme issue une véritable gifle à la classe ouvrière, instaurant un Cabinet Civil/Militaire avec, comme circonstance aggravante, le fait d’y inclure deux dirigeants de la Centrale Unique des Travailleurs (CUT) qui, en acceptant d’intégrer ces Ministères firent perdre à la classe travailleuse la confiance qu’elle avait dans son plus grand organisme (organismo máximo)13.

Organisme, qui quelque fut le caractère du gouvernement, devait se maintenir en marge de celui-ci et empêcher la moindre de ses faiblesses à l’égard des problèmes des travailleurs.

Malgré le reflux et la démobilisation que tout cela produisit, malgré l’inflation, les queues et les mille difficultés que les hommes et les femmes du prolétariat vivaient quotidiennement, lors de élections de mars ’73, ils firent preuve une fois de plus de clarté et de conscience en donnant 43% de votes militants aux candidats de l’Unité Populaire.

Ici aussi, camarade, il aurait fallu prendre les mesures que le peuple méritait, méritait et exigeait pour le protéger du désastre que nous pressentons maintenant.

Et déjà le 29 juin, lorsque les généraux et les officiers séditieux, alliés au Parti National, Frei et Patrie et Liberté se placèrent franchement en position d’illégalité, on aurait pu décapiter les séditieux et, s’appuyant sur le peuple et en donnant la responsabilité à des généraux loyaux et aux forces qui alors vous obéissaient, on aurait pu mener le processus à la victoire, on aurait pu passer à l’offensive.

Ce qui manqua alors, à chaque occasion, ce fut la détermination, la détermination révolutionnaire ; ce fut la confiance dans les masses ; ce fut la connaissance de leur organisation et de leur force ; ce qui manqua, ce fut une avant-garde décidée et hégémonique.

Maintenant, non seulement, nous, travailleurs, n’avons plus confiance, mais nous sommes alarmés.

La droite a monté un appareil terroriste si puissant et bien organisé qu’il ne fait aucun doute qu’il est financé et dirigé par la CIA. Ils tuent des ouvriers, font sauter des oléoducs, des autobus, des chemins de fer.

Ils produisent des pannes de courant dans deux ou trois provinces, font des attentats contre nos dirigeants, contre les locaux de nos partis et de nos syndicats.

-Les punit-on, sont-ils incarcérés ?

-Non, camarade.

-On punit et on incarcère les dirigeants de gauche.

Les Pablo Rodriguez, les Benjamin Matta confessent ouvertement avoir participé au « tanquetazo »14.

-Sont-ils écrasés, humiliés ?

-Non, camarade.

On perquisitionne Lanera Austral de Magallanes en même temps qu’on assassine un ouvrier, et que l’on garde des travailleurs couchés sur le ventre dans la neige pendant de heures et des heures.

Les transporteurs paralysent le pays, laissant des foyers humides sans chauffage, sans aliments, sans médicaments.

-Est-ce qu’on le brime, est-ce qu’on les réprime ?

-Non, camarade.

On brime les ouvriers de Corre Cerrillos, de Indugas, de Cemento Melon, des Cervecerias Unidas.

Frei, Jarpa et leurs comparses financés par ITT appellent ouvertement à la sédition.

-Est ce qu’on les écarte, est-ce qu’on porte plainte ?

-Non, camarade.

On porte plainte, on demande la mise au ban de Palestro, d’Altamirano de Garretón, de ceux qui défendent les droits de la classe ouvrière.

Le 29 juin, des généraux et des officiers se sont soulevés contre le gouvernement, mitraillant pendant des heures le Palais de la Moneda, faisant 22 morts.

-Les a t’on fusillés, les a t’on torturés ?

-Non, camarade.

On torture de façon inhumaine les marins et les sous-officiers qui défendent la constitution, la volonté du peuple, et vous-même, camarade Président.

Patrie et Liberté incite au coup d’Etat.

-Les emprisonne t’on, les punit-on ?

-Non camarade.

Ils continuent à donner des conférences de presse, on leur donne des sauf-conduits pour qu’ils conspirent à l’étranger.

Pendant ce temps, on écrase SUMAR, où meurent les ouvriers et les habitants, et on soumet les paysans de Cautín aux châtiments les plus implacables, les promenant en hélicoptères, attachés par les pieds, au-dessus des têtes de leurs familles, jusqu’à ce qu’ils meurent.

On vous attaque vous, camarade. On attaque nos dirigeants, et à travers eux les travailleurs dans leur ensemble, de la façon la plus insolente et la plus libertine grâce aux millions dont dispose la droite pour ses moyens de communication.

-Est-ce qu’on les détruit, est-ce qu’on les réduit au silence ?

-Non, camarade.

On réduit au silence et on détruit les moyens de communications de gauche, Canal 9 à la télévision, la dernière possibilité de faire entendre la voix des travailleurs.

Et le 4 septembre, troisième anniversaire du gouvernement des travailleurs, alors que nous, le peuple, étions 1.400.000 à vous saluer, à montrer notre détermination et notre conscience révolutionnaire, la FACH écrasait MADEMSA, MADECO, RITTIG lors d’une provocation des plus insolentes et inacceptables, sans qu’il y ait aucune réponse visible.

Pour toutes les raisons invoquées ici, camarade, nous, les travailleurs, sommes d’accord sur un point avec Monsieur Frei : ici, il n’y a que deux alternatives : la dictature du prolétariat ou la dictature militaire.

Bien sûr, monsieur Frei est également un peu naïf parce qu’il croit que cette dictature militaire sera seulement transitoire et le mènera en fin de compte à la présidence.

Nous sommes absolument convaincus qu’historiquement le réformisme qu’on recherche au travers du dialogue avec ceux qui nous ont trahis tant de fois est le chemin le plus rapide vers le fascisme

Et nous, les travailleurs, nous savons ce qu’est le fascisme.

Jusqu’il y a peu ce n’était qu’un mot que nous ne comprenions pas tous, et pour lequel nous devions chercher des exemples lointains, le Brésil, l’Espagne, l’Uruguay, etc.

Mais nous l’avons maintenant vécu dans notre propre chair, dans les perquisitions, dans ce qui arrive aux marins et aux sous-officiers, dans ce que souffrent les camarades de ASMAR, FAMAE, les paysans de Cautín.

Nous savons maintenant que le fascisme signifie en finir avec toutes les conquêtes obtenues par la classe ouvrière, les organisations ouvrières, les syndicats, le droit de grève, les pétitions.

Le travailleur qui réclame ses droits humains minimaux est licencié, emprisonné, torturé ou assassiné.

Nous considérons non seulement qu’on nous entraîne sur le chemin qui nous conduit au fascisme à une allure vertigineuse, mais on nous prive en plus des moyens de nous défendre.

C’est pourquoi nous exigeons de vous, camarade Président, que vous vous mettiez à la tête de cette véritable armée sans armes mais puissante quant à la conscience et la détermination, nous exigeons que les partis prolétariens mettent sur le côté leurs divergences et se transforment en véritable avant-garde de cette masse organisée mais sans direction.

Nous exigeons :

1° Face à la grève des transporteurs, la réquisition immédiate des camions, sans remboursement, par les organismes de masses et la création d’une entreprise étatique des transports pour que ces bandits n’aient plus jamais entre les mains la possibilité de paralyser le pays.

2° Face à la grève criminelle du Collège Médical, nous exigeons qu’on leur applique la Loi de la Sécurité Intérieure de l’Etat afin que la vie de nos femmes et de nos enfants ne soit jamais plus entre les mains de ces mercenaires de la santé. Tout le soutien aux médecins patriotes.

3° Face à la grève des commerçants, qu’on ne refasse pas l’erreur d’octobre où nous avons clarifié que nous n’en avions pas besoin comme corporation. Qu’on mette un terme à la possibilité pour ces trafiquants, alliés aux transporteurs, de prétendre assiéger le peuple par la faim. Que s’établissent une fois pour toutes la distribution directe, les magasins populaires, le panier populaire. Que passent dans le domaine social les industries alimentaires qui ne sont pas encore entre les mains du peuple.

4° Dans le domaine social, qu’on ne rende aucune des entreprises où existe la volonté majoritaire des travailleurs d’en garder le contrôle, et que celles-ci passent dans le domaine prédominant de l’économie. Qu’on fixe une nouvelle politique des prix. Que la production et la distribution des industries du domaine social soient dissociée. Suppression de la production de luxe pour la bourgeoisie. Qu’on exerce un véritable contrôle ouvrier dans ces entreprises.

5° Nous exigeons qu’on déroge à la Loi de Contrôle des Armes, nouvelle « loi maudite », qui n’a servi qu’à humilier les travailleurs avec les perquisitions pratiquées dans les industries et les bidonvilles, et qui fait office de répétition générale pour les secteurs séditieux des Forces Armées, en leur permettant d’étudier ainsi l’organisation et la capacité de réponse de la classe ouvrière, dans une tentative pour l’intimider et identifier ses dirigeants.

6° Face à la répression inhumaine des marins du Valparaiso et du Talcahuano, nous exigeons la liberté immédiate de ces héroïques frères de classe dont les noms sont déjà gravés dans les pages de l’histoire du Chili. Qu’on identifie et qu’on punisse les coupables.

7° Face à la torture et à la mort de nos frères paysans de Cautín, nous exigeons un jugement public et le châtiment correspondant pour les responsables.

8° Pour tous ceux qui sont impliqués dans les tentatives de faire tomber le gouvernement légitime, la peine maximale.

9° En ce qui concerne le conflit de Canal 9 à la télévision, que ce moyen de communication des travailleurs ne soit ni remis ni fermé sous aucun prétexte.

10° Nous protestons contre la destitution du camarade Jaime Faivovich, sous-secrétaire des Transports.

11° Nous demandons qu’à travers votre propre appui, s’exprime tout notre soutien à l’ambassadeur de Cuba, le camarade Mario García Incháustegui, ainsi qu’à tous les camarades cubains persécutés par la réaction la plus experte, et qu’on leur offre nos quartiers prolétariens pour y établir leur ambassade et leur résidence en remerciement à ce peuple qui a été jusqu’à se priver de sa propre ration de sucre pour nous aider dans notre lutte. Qu’on expulse l’ambassadeur nord-américain par l’intermédiaire duquel le Pentagone, la CIA et ITT fournissent des instructeurs et du financement aux séditieux.

12° Nous exigeons la défense et la protection de Carlos Altamirano, Mario Palestro, Miguel Enriquez, Oscar Garretón, persécutés par la droite et le Ministère de la Marine parce qu’ils défendent vaillamment les droits du peuple avec ou sans uniforme.

Nous vous avertissons, camarade, avec le respect et la confiance que nous avons encore, que si vous n’accomplissez pas le programme de l’Unité Populaire, si vous ne faites pas confiance aux masses, vous perdrez le seul soutien réel que vous avez comme personne et comme gouvernant et vous serez responsable d’avoir mené le pays non pas à la guerre civile qui est déjà en plein développement, mais au massacre froid, planifié de la classe ouvrière la plus consciente et la plus organisée d’Amérique latine ; [nous vous avertissons] que ce gouvernement, porté au pouvoir et maintenu au prix de tant de sacrifices consentis par les travailleurs, les habitants des bidonvilles, les paysans, les étudiants, les intellectuels, les membres des professions libérales, portera la responsabilité historique d’avoir détruit et décapité, qui sait dans quel délai et à quel prix sanglant, non seulement le processus révolutionnaire chilien mais celui de tous les peuples latino-américains en lutte pour le socialisme.

Et si nous faisons cet urgent appel, camarade Président, c’est parce que nous pensons qu’il s’agit là de l’ultime possibilité d’éviter ensemble la perte par centaines de milliers de vies du meilleur de la classe ouvrière chilienne et latino-américaine.

1 Ce texte est une version à peine actualisée de « Memoria Obrera: Chile, setiembre 1973 » paru en 1980 dans Comunismo n°4, notre organe central en espagnol.

2 Cette grève, par laquelle la « droite » mobilisa pour ses propres objectifs des petits-bourgeois mais aussi des masses ouvrières (qui n’avaient aucune raison de se conformer aux injonctions de la gauche), avait évidemment pour objectif déclaré, la lutte contre la « gauche » au gouvernement. Une analyse de la lutte entre les différentes fractions de la bourgeoisie devrait mettre l’accent sur ces facteurs. Pour notre part, nous ne nous intéressons ici qu’aux répercussions de cette grève sur la classe ouvrière parce que c’est la contradiction bourgeoisie/prolétariat qui constitue notre point de vue fondamental, une contradiction centrale et donc également bien plus dissimulée.

3 Il est peut-être bon de rappeler ici que ce « socialiste » mort lors de l’assaut de La Moneda, ami d’Allende et fidèle à son action, était également – ironie ou tragédie ? – un des dirigeants chargés de distribuer les armes aux travailleurs en cas de « coup d’Etat fasciste ».

4 On peut lire, dans le numéro du 15 août 1972 de Punto Final : « Le responsable direct de cet évènement très grave est le réformisme, dont le rôle négatif va jusqu’à utiliser pour ses propres objectifs un appareil répressif qui, pendant de nombreuses années, s’est acharné sur le peuple… » Et dans le même texte, un peu plus loin : « … nous nous référons au facteur contre-révolutionnaire que signifie le réformisme ».

5 Punto Final, 15 août 1972.

6 Punto Final, 15 août 1972.

7 Punto Final, 15 août 1972.

8 Certains Cordons Industriels surgirent plus tôt et restèrent quasiment clandestins. Leur reproduction et leur affirmation sociale eut lieu dans ces circonstances.

9 Antérieurement déjà, le MIR avait lancé la consigne de « Conseils communaux des travailleurs ». Comme on le voit, et contrairement à ce que prétend le centrisme, jamais la dénomination d’un organisme ne garantira son contenu révolutionnaire. Ce n’est pas la forme d’organisation « Conseil » proposée par le MIR qui pouvait constituer une rupture avec le réformisme. Seul un programme attaquant véritablement le capital et l’Etat pouvait déterminer le caractère révolutionnaire de cette organisation, mais le centrisme a tout fait pour empêcher cela.

10 Punto Final, 7 novembre 1972. Il est toujours très intéressant de noter que la fonction des centristes est toujours et partout la même. Ainsi en est-il du rôle du POUM dans l’Espagne des années ‘34-’37, et dont tant de réformistes ont vanté et vantent encore aujourd’hui la pseudo-radicalité. Dans un texte intitulé « Le POUM se convertit en parti gouvernemental », le militant Moulin (Hans David Freund de son vrai nom) déclare à l’époque, et peu avant de se faire assassiner par les staliniens : « Les centristes et les réformistes de chaque pays soulignent toujours le caractère exceptionnel, populaire, des organisations bourgeoises de leur pays respectif. »

11 Punto Final, 7 novembre 1972. Tous les « sic » sont des notes de notre rédaction.

12 Punto Final, 7 novembre 1972.

13 Il s’agit du Cabinet de Salut National formé par Allende pour affronter l’avancée du prolétariat en octobre 1972. Ce Cabinet était composé comme suit :

Ministre de l’Intérieur : le Général Carlos Prats Gonzales, commandant en chef de l’Armée ; Ministre du Travail : Luis Figueroa, Président de la CUT, dirigeant du Parti « Communiste » ; Ministre des Mines : Claudio Sepúlveda Donoso, Général de la Brigade Aérienne ; Ministre de l’Agriculture : Rolando Calderon, secrétaire général de la CUT, dirigeant du Parti « Socialiste » ; Ministre des Travaux Publiques et des Transports : l’Amiral Ismael Huerta. Chacune des « ARMES » fondamentales était représentée. C’est la même chose que ce qui s’est passé en Espagne ’36, avec juste un peu moins de complexes ! On réalise jusqu’à quel point l’existence d’une organisation internationale du prolétariat qui assure la continuité programmatique et la mémoire collective de la classe ouvrière mondiale est indispensable pour que nous ne devions plus jamais compter nos morts, nos prisonniers, nos torturés.

14 Il s’agit d’une démonstration de force de l’armée, une sortie avec des tanks, qui se révéla en fait une tentative de coup d’Etat antérieure à celle que réussira Pinochet quelques jours plus tard.

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