Comprendre le soulèvement au Kazakhstan

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  • Comprendre le soulèvement au Kazakhstan (AntiPolitique)
  • Soulèvement au Kazakhstan (CrimethInc.)
  • Kazakhstan : Révolution colorée ou insurrection ouvrière ? (Zanovo Media)
  • Manifestations au Kazakhstan : 5 clés pour comprendre ce qui se passe (Communia)
  • Déclaration des anarcho-syndicalistes et anarchistes russes sur la situation au Kazakhstan (KRAS)
  • Kazakhstan : les grèves et les émeutes font vaciller le régime (Parti Communiste International)
  • Le peuple aura toujours la possibilité de débarrasser son pays d’un dictateur (Pramen)
  • Kazakhstan : après le soulèvement (CrimethInc.)
  • Au Kazakhstan la classe ouvrière a montré ce qu’elle était capable de faire – Et ce qu’elle fera (Parti Communiste International)

Présentation de Guerre de Classe

L’énumération des pays où des troubles sociaux éclatent devient un véritable « inventaire à la Prévert », tant des mouvements collectifs de notre classe prennent forme et force ces derniers mois un peu partout à travers le monde. Comme un goût de souffre qui flotte dans l’air, comme une trainée de poudre… Y’a pas à dire mais c’est magnifique d’entrevoir ce vieux monde exploser de partout !

Par mouvements spasmodiques et (trop souvent) hétéroclites, le prolétariat relève la tête sous toutes les latitudes, sous tous les prétextes, peu importe la nature exacte de l’attaque contre nos conditions de (sur)vie sous la dictature du capital, peu importe que le gouvernement soit de gauche ou de droite, peu importe toutes les « raisons » mises en avant par tous les médias, tous les négociateurs, tous les pacificateurs sociaux, et même parfois (souvent !) par les prolétaires en lutte eux-mêmes…

Début janvier 2022, c’est au tour du Kazakhstan d’entrer dans la dance : l’état d’urgence est décrété sur tout le territoire suite à de très violentes manifestations, occupations et incendies de bâtiments gouvernementaux, blocages de routes, grèves, entre autre (mais pas seulement) à Almaty, officiellement contre la hausse du prix des carburants et contre la vie chère en général. On a même vu des policiers déposer leurs casques et leurs boucliers devant les manifestants en guise d’acte de défaitisme et passer du côté du prolétariat en lutte. En quelques jours, en quelques heures, nos frères et sœurs de classe sont partis à l’assaut des citadelles du capital en se réappropriant instinctivement leur gestuelle de classe…

Mais, trop isolés, alors que les carottes ne font plus illusion (contrairement à d’autres fractions du prolétariat, dans d’autres régions du monde), ils ont reçu en retour les terribles coups de bâton d’une bourgeoisie aux abois, aidée en cela par des unités des forces spéciales russes, chargées des basses besognes dans le rétablissement de l’ordre social. Tout est rentré dans l’ordre et l’ordre est rentré dans tout, a-t-on l’habitude de dire en pareilles circonstances. Il n’empêche que l’intervention directe du gendarme régional russe laisse imaginer (malgré le peu d’informations militantes qui nous parviennent) l’ampleur du défaitisme qui a dû toucher les unités de la police et de l’armée kazakhes, incapables de rétablir l’ordre.

Nous présentons pour suivre une série de textes militants qui rendent quelque peu compte des événements et peuvent donner une idée de ce qui s’est passé au Kazakhstan. La publication de ces textes ne signifient nullement notre adhésion à l’ensemble des analyses qui y sont développées et encore moins aux positions programmatiques des groupes et individus qui les ont produits.

Guerre de Classe – janvier 2022

Comprendre le soulèvement au Kazakhstan

Source : https://twitter.com/bk122LR/status/1480274861217964043

« Ceci est une synthèse rapide. On a notamment utilisé des textes trouvés sur crimethink sur Communia ou encore des textes diffusé sur insta par @politicaproletaria. Les sources sur l’économie viennent de Wikipedia. » Trouvé ici : AntiPolitique (@anti.politique) • Instagram photos and videos

Voici une semaine qu’un soulèvement des prolétaires embrase le Kazakhstan. Les informations qui nous parviennent sont parcellaires. L’État s’est empressé de couper internet, les médias de la bourgeoisie filtrent les nouvelles, la barrière de la langue est difficile à passer. Voici pourtant quelques informations qu’il semble important de diffuser. Ce soulèvement a lieu dans un pays charnière entre la Russie et la Chine, et cela, les dirigeants de ces pays le savent, c’est un danger pour leur pouvoir. Voilà pourquoi la Russie s’est empressée d’envoyer des troupes pour réprimer les travailleurs en lutte. Voilà pourquoi Xi Jinping a immédiatement applaudi les déclarations martiales dégueulasses du président kazakh.

Le Kazakhstan est aujourd’hui un avant-poste de la révolution mondiale. Car au-delà de l’effet d’addition où pas une saison ne passe sans que nous n’entendions les échos d’un nouveau soulèvement, chaque coup porté contre l’ordre social est aussi la démonstration qu’il existe [une] autre force que celle des États, une autre perspective que celle des calculs glacés des gestionnaires capitalistes : la force des prolétaires, la perspective de la révolution internationale.

Le Kazakhstan est un grand pays, peuplé d’environ 19 millions d’habitants.

C’est un pays très important sur le plan de la production énergétique mondiale. Il est classé en 2019 au 10e rang mondial pour ses réserves de charbon, au 12e pour le pétrole et au 13e pour le gaz naturel. Son économie repose sur les exportations de pétrole qui représentent 56% de la valeur des exportations et 55% du budget de l’État.

Le pays dispose de ressources pétrolières équivalentes à celles de l’Irak. C’est le premier producteur mondial d’uranium. C’est aussi le deuxième plus gros mineur de Bitcoin (et mercredi dernier, avec la coupure d’internet visant à réprimer le mouvement, la puissance de calcul mondiale du bitcoin s’est effondrée).

Le 2 janvier, en réponse à une augmentation soudaine des prix du gaz, des protestations et des blocages ont éclaté dans la ville pétrolière de Zhanaozen, à l’ouest du Kazakhstan, dans la région de Mangistau.

La révolte s’est ensuite étendue à tout le pays, notamment à Almaty, la plus grande ville du pays, et à Nur-Sultan, la capitale. Il faut comprendre que le gaz est à la fois nécessaire au chauffage, mais aussi le carburant des voitures, et que l’élévation du prix impacte aussi le prix des denrées alimentaires.

Enfin, souvenons-nous qu’il s’agit d’un des plus grands pays producteurs mondial ! Mais ce n’était aussi que le déclencheur et une fois dans la rue, c’est un ensemble, c’est leurs conditions de vies pourries, que les prolétaires du Kazakhstan ne veulent plus.

Ce qui a commencé par une protestation sociale sur le prix du carburant a pris de l’ampleur. Des collectifs de travailleurs ont revendiqué des augmentations de salaire de 100%, l’amélioration des conditions de travail, la liberté de l’activité syndicale. Dès le 3 janvier, c’est toute la région de Mangistau qui était submergée par une grève générale qui a ensuite débordé sur la région voisine d’Atyrau. Le 4 janvier, les travailleurs du pétrole de Tengiz chevroil se sont mis en grève. Ils ont été soutenus plus tard dans la journée par des travailleurs du pétrole des régions d’Aktobe, du Kazakhstan occidental et de Kyzylorda. La soirée du même jour, les grèves des mineurs d’ArcelorMittal Temirtau dans la région de Karaganda et des fondeurs et mineurs de cuivre de la société Kazakhmys ont commencé. C’est une grève de masse, généralisée !

Des grèves illimitées ont aussi commencé à Atyrau, Uralsk, Aktyubinsk, Kyzyl-Orda, Taraz, Taldykorgan, Turkestan, Shymkent, Ekibastuz, des villes de la région d’Almaty et à Almaty même, où le blocage des rues dans la nuit du 4 au 5 janvier a déjà conduit à un affrontement ouvert des manifestants avec la police.

Dans l’après-midi du 5 janvier, des milliers de manifestants ont pris d’assaut le siège de l’administration d’Almaty. Ils en ont pris le contrôle et l’ont incendié ! Dans le même temps, les pillages se sont multipliés.

Pendant ce temps-là, après avoir annoncé une baisse des prix du carburant, le président démissionne le gouvernement. Ces quelques concessions vont avec des déclarations martiales contre les travailleurs et une coupure d’internet.

L’état d’urgence est déclaré et le président fait appel aux États membres de l’Organisation du traité de sécurité collective pour obtenir de l’aide militaire afin de faire face à la révolte, qualifiée de « menace terroriste ». Ami entends-tu le vol noir des corbeaux sur la plaine… Des parachutistes russes sautent sur le pays et notamment sur la ville d’Almaty en attendant l’arrivée des blindés. C’est la première fois que l’OTSC déploie des troupes pour soutenir une nation membre.

Elle avait refusé d’aider l’Arménie en 2021, lors de son conflit avec l’Azerbaïdjan.

Ainsi, comme le dit un texte sur crimethink, la principale menace pour la sphère d’influence russe n’est pas la guerre, mais la révolution.

Et maintenant ? Rien qu’à Almaty, la capitale économique où se sont déroulées les émeutes les plus violentes, 103 personnes ont été tuées… selon les chiffres des autorités probablement très sous-estimés.

Ces mêmes autorités ont annoncé dimanche avoir arrêté près de 6 000 personnes. Si l’État déclare avoir repris le contrôle de la situation, nous ne le croyons pas sur parole.

La seule vérité qui sort de la bouche de ces gens, c’est bien la haine qu’ils éprouvent envers les prolétaires.

Ainsi, le président Tokaïev avait autorisé vendredi ses forces à « tirer pour tuer » et s’était empressé de le déclarer dans les médias.

Est-ce le début d’une lutte prolongée ? Quelles seront les impacts de ce soulèvement dans la région ? Où en sont les grèves ? Autant de questions auxquelles il est difficile de répondre pour le moment.

Alors que les déclarations (non vérifiées) du président insiste sur le fait que « la situation est stabilisée dans toutes les régions du pays », nous finissons ce post avec ces quelques mots de Rosa Luxembourg, plus que jamais d’actualité.

« L’ordre règne à Berlin ! » sbires stupides ! Votre « ordre » est bâti sur le sable. Dès demain la révolution « se dressera de nouveau avec fracas » proclamant à son de trompe pour votre plus grand effroi : J’étais, je suis, je serai !

(Tout le texte est sur internet sous le titre « l’ordre règne à Berlin »)

Soulèvement au Kazakhstan
Entretien et analyse

Source : https://fr.crimethinc.com/2022/01/06/le-soulevement-au-kazakhstan-entretien-et-analyse/

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Un soulèvement de masse, faisant suite à l’augmentation du coût de la vie et en réponse à la violence du gouvernement autoritaire, a éclaté au Kazakhstan. Les manifestants se sont emparés de certains bâtiments gouvernementaux dans plusieurs régions, et plus particulièrement à Almaty, la ville la plus peuplée du pays, où ils ont temporairement occupé l’aéroport, et incendié le principal bâtiment de l’administration municipale. Au moment où nous publions ce texte, la police a repris le centre-ville d’Almaty, en tuant au moins plusieurs dizaines de personnes [1], alors que des troupes de Russie et de Biélorussie se joignent à la répression des manifestations. Nous devons aux personnes victimes de cette répression de comprendre pourquoi elles se sont soulevées. Dans l’article qui suit, un expatrié kazakh nous explique dans un entretien ce qui a poussé les kazakhs à la révolte – et examine les enjeux de ce soulèvement pour toute la région.

“Ce qui se passe en ce moment au Kazakhstan n’était jamais arrivé auparavant.

“Toute la nuit, il y a eu des explosions, des violences policières, et des gens ont brûlé des voitures de police, et parfois des voitures tout court. En ce moment, les gens marchent autour des artères principales et quelque chose est en train de se passer du côté d’Akimat (le bâtiment du parlement).”

-Le dernier message que nous avons reçu de notre camarade au Kazakhstan, une anarcha-féministe d’Almaty, peu de temps avant 16 heures (heure locale) le 5 janvier, avant que nous perdions contact.

Nous devons chercher à appréhender le soulèvement au Kazakhstan dans un contexte global. Il ne s’agit pas simplement d’une réaction à un régime autoritaire. Les manifestants kazakhs répondent à la même augmentation du coût de la vie contre laquelle des gens ont protesté tout autour du globe depuis des années. Le Kazakhstan n’est pas le premier pays où la hausse des prix de l’énergie a déclenché des vagues de protestations – la même chose s’est passé en France, en Équateur, et encore ailleurs, sous des administrations et des régimes politiques largement différents.

Ce qui est important ici n’est donc pas le caractère sans précédent de l’événement, mais qu’il implique des personnes faisant face aux mêmes enjeux que nous, peu importe où nous vivons.

L’urgence avec laquelle la Russie intervient pour aider à réprimer le soulèvement est aussi significative. L’Organisation du traité de sécurité collective [CSTO], une alliance militaire entre la Russie, l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, et le Tadjikistan – avec la Russie qui mène la barque – s’est engagée à envoyer des forces armées au Kazakhstan. C’est la première fois que le CSTO déploie des troupes pour soutenir un état membre ; l’organisation avait refusé de venir en aide à l’Arménie en 2021, lors du conflit avec l’Azerbaïdjan.

Il est instructif de constater que la guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan n’a pas justifié l’intervention du CSTO, alors qu’un puissant mouvement de protestation, si. Comme pour d’autres projets impérialistes, la principale menace qui pèse sur la sphère d’influence russe (la « Russosphère ») n’est pas la guerre, mais la révolution. La Russie a considérablement profité de la guerre civile en Syrie et de l’invasion turque du Rojava, en jouant la Syrie et la Turquie l’une contre l’autre pour s’assurer un ancrage dans la région. Le ralliement des patriotes russes autour des guerres en Tchétchénie et en Ukraine a été l’un des moyens utilisés par Vladimir Poutine pour rester au pouvoir en Russie. La guerre – perpétuelle – fait partie intégrante du projet impérialiste russe, de la même façon que la guerre a servi le projet impérialiste étasunien en Irak et en Afghanistan. Comme l’a dit Randolph Bourne La guerre est la santé de l’État.

Les soulèvements, d’autre part, doivent être réprimés par tous les moyens nécessaires. Si les millions d’habitants de la Russosphère qui croupissent sous un mélange de kleptocratie et de néolibéralisme voyaient un soulèvement réussir dans l’un de ces pays, elles s’empresseraient de suivre le mouvement. Si l’on prend en considération les vagues de soulèvement en Biélorussie en 2020 et en Russie l’année dernière, on peut constater que de nombreuses personnes tendent vers cela, même sans espoir de réussite.

Dans les démocraties capitalistes comme les États-Unis, où les élections permettent de remplacer une bande de politiciens égocentriques par une autre, l’illusion même du choix permet de détourner les gens de l’action visant à apporter un changement réel. Dans les régimes autoritaires comme la Russie, la Biélorussie ou le Kazakhstan, cette illusion n’existe pas ; l’ordre dominant est imposé par la seule force brute et par le désespoir. Dans ces conditions, n’importe qui peut se rendre compte que la révolution est le seul moyen d’aller de l’avant. D’ailleurs, les dirigeants de ces trois états doivent leur pouvoir à la vague de révolutions qui a eu lieu à partir de 1989 et qui a entraîné la chute du bloc de l’Est. On peut difficilement blâmer leurs administrés d’avoir compris que seule une révolution pourrait créer un changement dans leurs situations.

Une révolution – mais dans quel but ? Nous ne partageons pas l’optimisme des libéraux qui imaginent que le changement social au Kazakhstan consistera simplement à chasser les autocrates et à organiser des élections. Sans des transformations économiques et sociales profondes, un simple changement politique laisserait la plupart des gens à la merci du même capitalisme néolibéral qui les jette dans la pauvreté aujourd’hui.

Dans tous les cas, Poutine n’abandonnera pas si simplement. Un changement social réel – dans la Russosphère comme en Occident – requerra une lutte de longue durée. Renverser le gouvernement est nécessaire mais insuffisant : afin de se défendre contre les futures impositions politiques et économiques, les gens devront développer un pouvoir collectif sur une base horizontale et décentralisée. Il ne s’agit pas d’un travail d’une journée, ni même d’un an, mais d’une génération.

Ce que les anarchistes peuvent amener à ce processus est l’idée que les mêmes structures et pratiques que nous développons dans le cadre de la lutte contre nos oppresseurs peuvent aussi nous servir à créer un monde meilleur. Les anarchistes ont déjà joué un rôle conséquent dans le soulèvement en Biélorussie, et ont montré la force des réseaux horizontaux et de l’action directe. Le rêve du libéralisme, de refaire le monde entier à l’image des États-Unis et de l’Europe de l’Ouest, s’est déjà révélé vain – les États-Unis et l’Europe de l’Ouest sont en grande partie responsable des raisons pour lesquelles les tentatives de réaliser ce rêve ont échoué, au Soudan, en Égypte et ailleurs. Le rêve de l’anarchisme est encore à expérimenter.

En réaction aux événements au Kazakhstan, certains prétendus « anti-impérialistes » radotent encore une fois l’éternel argument des médias d’état russes selon lequel toute opposition à un régime allié à la Russie de Poutine ne peut être que le résultat d’une intervention occidentale. La vacuité de cet argument est particulièrement flagrante alors que la sphère d’influence russe a largement abandonné toute prétention au socialisme, et se livre au même type de politiques néolibérales qui ont déclenché la révolte au Kazakhstan. Dans une économie capitaliste globalisée, dans laquelle nous sommes tous sujets au même parasitisme et à la même précarité, nous ne devrions pas laisser les puissances mondiales rivales nous monter les uns contre les autres. Nous devrions voir clair dans cette mascarade. Faisons cause commune à travers les continents, échangeons tactiques, inspiration, et solidarité pour réinventer nos vies.

Tous les kazakhs qui se sont soulevées cette semaine ont montré jusqu’où nous pouvons aller – et ce qui nous reste à traverser ensemble.

Les forces russes, sur le départ pour le Kazakhstan.

Le contexte du soulèvement

Le 6 janvier au matin (fuseau horaire du Kazakhstan oriental), après que des pannes d’internet ont rendu impossible la conduite d’un entretien avec des personnes participant au mouvement à Almaty, nous avons réalisé celui-ci avec un militant anarchiste kazakh vivant à l’étranger.

Pour replacer les événements dans leur contexte, quels sont les mouvements anarchistes, féministes, écologiques au Kazakhstan en ce début du XXIème siècle ?

Il a existé assez tôt une opposition au premier président et ex-leader communiste du Kazakhstan post-soviétique, Nursultan Nazarbayev. A partir des années 1990, il s’est mis à devenir plus autoritaire. Il a par exemple dissous à deux reprises en 1993 [NdT : et en 1995] un parlement politiquement pluriel afin de mettre en place des députés plus loyaux, prolongé son premier mandat présidentiel, et modifié par le biais de référendums qui ont été jugés truqués en 1995 les structures de gouvernance afin de renforcer le pouvoir exécutif. Cela a valu à Nazarbayev un large spectre d’opposants au sein même de l’élite politique. Communistes, sociaux-démocrates, centristes, libéraux et nationalistes ont collaboré pour réclamer une constitution plus démocratique avec une autorité présidentielle limitée et un parlement multipartite.

En ce qui concerne les mouvements populaires, il y avait des anarchistes, qui étaient plutôt dans la clandestinité, et il existait un mouvement socialiste inhabituellement fort, dont le leader Ainur Kurmanov a fini par fuir le Kazakhstan. Des nationalistes et des islamistes radicaux étaient aussi présents, mais là encore, ils n’étaient pas vraiment très en vue et étaient eux aussi plus ou moins clandestins.

Quant aux écologistes, s’ils ont bénéficié d’une certaine attention du public par le biais des médias ou de campagnes de sensibilisation, c’est surtout grâce aux lobbies ou « associations publiques » comme on les appelle là-bas. Au Kazakhstan, seuls six partis politiques sont agréés par le gouvernement à l’heure actuelle, et ce sont les seuls à être légalement autorisés à participer aux élections générales ; les autres tentatives de formation de partis politiques finissent par voir leurs démarches d’enregistrement systématiquement rejetées par le ministère. Cependant, lorsque les autorités kazakhes proclament leur « pluralisme politique », elles utilisent et mettent en avant certaines associations publiques loyales, notamment lors des élections présidentielles.

Existe-t-il des partis d’opposition au Kazakhstan ?

Il n’en existe pratiquement aucun qui soit considéré comme légal. Il existait des partis politiques indépendants qui fonctionnaient dans les années 1990 et au début des années 2000, mais ils ont tous été dissous ou interdits par le gouvernement, tout comme la presse et les médias indépendants. Aujourd’hui, il y a des gens qui prétendent représenter l’opposition, mais ils vivent à l’étranger, en Ukraine par exemple, et n’ont aucun lien réel avec la rue.

On peut constater une certaine rivalité entre eux : Je les ai tous entendus s’accuser mutuellement de collaborer avec le gouvernement ou les services de renseignement. Une caractéristique typique de l’opposition contrôlée au Kazakhstan est que les soi-disant oppositions essaient d’inciter les citoyens mécontents à faire des choses qui ne représentent en réalité aucune menace pour le gouvernement et qui donnent l’illusion d’apporter un changement, comme dire aux gens de s’engager dans un dialogue pacifique avec les responsables locaux ou de participer aux élections en sabotant délibérément leurs bulletins de vote pour “protester” – toute tactique qui donnent l’illusion de lutter contre le gouvernement, alors qu’en réalité il ne s’agit que d’une perte de temps.

Ces dernières années, ce type d’opposition a également commencé à apparaître à l’intérieur du pays ; des activistes ont formé des mouvements politiques et organisé des piquets de grève sans subir aucune forme de persécution, alors que les personnes ordinaires qui n’ont pas de relations sont toujours arrêtées par la police dès qu’elles tentent de protester.

Il existe un groupe d’opposition inhabituel – je ne peux pas dire s’il s’agit ou non d’une opposition contrôlée – qui s’appelle le Choix démocratique du Kazakhstan. Il est dirigé par un ancien homme d’affaires et politicien vivant en France, Mukhtar Ablyazov. Si vous cherchez son nom, vous verrez apparaître des articles sur des affaires de blanchiment d’argent et des poursuites judiciaires. Il était ministre dans les années 1990, jusqu’à ce qu’il quitte un gouvernement majoritairement fidèle au président Nazarbayev. Il a été emprisonné par le gouvernement kazakh, mais finalement libéré ; il a fini par fuir le Kazakhstan et vivre en exil comme d’autres fonctionnaires déloyaux de Nazarbayev. Depuis lors, il est à la tête de l’opposition politique la plus soutenue sur les réseaux sociaux. La plupart des personnes associées à son mouvement ont été persécutées et arrêtées, ce qui n’a pas manqué de se produire quand il a rétabli une nouvelle fois le mouvement en 2017 sur divers réseaux sociaux. Chaque manifestation qu’il a organisée depuis l’étranger a été réprimée, avec une présence policière massive dans les lieux publics, et internet a parfois été partiellement limité dans tout le pays.

En tous cas, ce qui se passe actuellement au Kazakhstan est totalement inattendu.

Quelles ont été les tensions qui ont précédé ces événements ? Quelles sont les principales lignes de fracture de la société kazakhe ?

On peut prendre Janaozen comme point de départ de l’agitation. Cette ville génère des bénéfices pétroliers, et pourtant ses habitants sont parmi les plus pauvres du pays. La ville est connue pour les événements sanglants de décembre 2011, lorsqu’une grève a eu lieu et que les autorités ont ordonné à la police de tirer sur les manifestants. Bien que la tragédie se soit terminée silencieusement, elle est restée dans les esprits, notamment parmi les habitants de la ville. Depuis, d’autres petites grèves ont eu lieu dans les industries pétrolières – bien que celles-ci aient été pacifiques et n’aient pas donné lieu à des effusions de sang. Depuis 2019, les grèves et les protestations sont devenues plus fréquentes. Pendant cette période, alors que les prix du pétrole chutaient dans le monde entier et impactaient l’économie du Kazakhstan, et que la monnaie kazakhe (le tenge) devenait plus faible, le niveau de vie a baissé. Beaucoup de personnes se sont alors politisés partout dans le pays.

Le Kazakhstan connaît en outre de graves problèmes : manque d’eau potable dans les villages, problèmes environnementaux, endettement et méfiance de la population, corruption et népotisme dans un système où toute contestation peut facilement être étouffée. La plupart des gens se sont habitués à vivre dans ces conditions, alors même que le système économique est au service d’oligarques milliardaires liés aux responsables gouvernementaux et à d’autres personnalités publiques. Au début des années 2000, les Kazakhs ont eu une lueur d’espoir, car l’économie s’est développée grâce aux réserves de gaz naturel ; en conséquence, le niveau de vie de nombreuses personnes a augmenté. Mais tout a changé en 2014, lorsque les prix du pétrole ont chuté dans le monde entier et que la guerre en Ukraine a entraîné des sanctions contre la Russie – ce qui a eu un impact sur le Kazakhstan, puisqu’il en dépend.

Il y a eu quelques manifestations de faible ampleur de 2014 à 2016, mais elles ont été rapidement réprimées. De 2018 à 2019, la contestation a gagné du terrain, notamment grâce à l’homme d’affaires de l’opposition mentionné plus haut, Mukhtar Ablyazov, qui a utilisé les réseaux sociaux pour gagner en influence. Les manifestations politiques et l’activisme ont été organisés sous l’égide du Choix démocratique du Kazakhstan. Cela a conduit M. Nazarbayev à démissionner après avoir régné pendant près de trois décennies, mais son poste a été repris par son allié de longue date, l’actuel président Kassym-Jomart Tokayev. Tokayev n’a pratiquement bénéficié de la confiance d’aucun citoyen kazakh ; il a été immédiatement considéré comme la marionnette de Nazarbayev, car il n’a pratiquement pris aucune mesure en faveur des réformes largement réclamées, et n’a sanctionné aucun des responsables gouvernementaux que le population méprisait.

Le système politique kazakh et l’autorité du président Nazarbayev ont façonné la société kazakhe depuis l’indépendance. J’ai déjà mentionné comment Nazarbayev est devenu un dirigeant autoritaire, par divers moyens qui ont catalysé l’opposition contre lui. Sous son autorité, le gouvernement kazakh n’a jamais permis à un quelconque membre de l’opposition de le défier lors d’élections présidentielles ou parlementaires. Le reste des politiciens et des partis légaux en lice lors des élections représentaient simplement les mêmes positions pro-gouvernementales, avec des masques différents. Tout cela n’était qu’une illusion mal mise en œuvre pour donner au Kazakhstan l’apparence d’un pays “démocratique” dans lequel un homme fort et son parti au pouvoir remportent chaque élection avec une majorité de voix peu convaincante, voire surréaliste, malgré des cas avérés de fraude électorale. Cette situation est similaire à celle de la Russie, de la Biélorussie et d’autres pays dictatoriaux post-soviétiques. Au fil du temps, les choses se sont vraiment détériorées avec la création d’un culte de la personnalité autour de Nazarbayev. Le gouvernement a dépensé des millions de dollars du budget de l’État pour créer et donner son nom à des rues, des parcs, des places, des aéroports, des universités, des statues et à la capitale Astana. [2] Tout cela n’a fait qu’irriter davantage la population, et fait passer Nazarbayev pour un narcissique.

La situation au Kazakhstan a empiré après 2020, avec l’arrivée de la pandémie de COVID-19. Les gens ont perdu leur emploi ; certains se sont retrouvés sans aucun moyen de subvenir à leurs besoins, recevant très peu d’aides du gouvernement, tandis que les restrictions sanitaires ont rendu la population plus frustrée et méfiante à l’égard du gouvernement. Et puis le prix des marchandises a augmenté, notamment celui des denrées alimentaires – cela s’est produit dans le monde entier, mais au Kazakhstan, l’impact a été considérable.

Pour en revenir à la ville de Janaozen, dont l’histoire est entachée d’effusions de sang, le prix du gaz naturel liquéfié est monté en flèche, alors même qu’il s’agit du lieu de production. Son prix n’avait cessé d’augmenter au cours des dix dernières années, mais il a atteint des records lorsque le gouvernement a stoppé les subventions pour laisser le marché dicter le cours.

Des petites manifestations avaient déjà eu lieu à ce sujet à Janaozen, mais le 1er janvier 2022, le prix du gaz naturel liquéfié utilisé comme carburant pour les automobiles a doublé de façon inattendue. Cela a rendu les gens furieux. Ils ont alors manifesté massivement, et les forces de l’ordre ont semblé hésiter à les disperser. D’autres villages de la province se sont soulevés et ont commencé à bloquer les routes en signe de protestation. Puis, en quelques jours, les manifestations se sont étendues à tout le pays.

Ce qui a commencé par une protestation contre la hausse du prix de l’essence a pris de l’ampleur en raison des autres problèmes que j’ai mentionnés précédemment. Ceux-ci ont motivé les gens à se mettre en grève et à descendre davantage dans la rue.

Peux-tu décrire les intentions des différents groupes existants de part et d’autre des barricades ? Existe-t-il des factions ou des courants identifiables au sein des manifestations ?

Au début, le gouvernement a ignoré le problème du prix de l’essence en essayant de faire en sorte que les gens s’y habituent. Les consommateurs ont même été blâmés pour la forte demande… Finalement, il a fait baisser les prix, mais cela n’a pas suffi à arrêter les protestations. Ensuite, le gouvernement a nié son implication dans cette augmentation, mais à mesure que les protestations s’intensifiaient, des concessions ont commencé à être faites pour tenter de calmer les gens. Par exemple, le gouvernement s’est engagé à mettre en place des politiques visant à offrir une aide économique à la population, après avoir ignoré tout le monde pendant des années.

Mais les protestations ne se sont toujours pas arrêtées. Peu de gens font confiance au gouvernement ou le soutiennent. Les personnes qui manifestent veulent simplement une vie meilleure, comme elles imaginent que les gens ont dans les pays européens développés. Bien sûr, les revendications diffèrent d’une personne à l’autre : certains demandent la démission de l’ensemble du gouvernement, d’autres souhaitent une nouvelle forme de gouvernement démocratique, notamment une forme parlementaire sans président, d’autres encore veulent plus d’emplois et d’industries et de meilleures conditions sociales.

Les émeutes et les pillages les plus violents ont lieu dans l’ancienne capitale soviétique d’Almaty, qui est aujourd’hui la capitale financière et la plus grande ville du Kazakhstan. Les gens pillent les magasins et mettent le feu. Ils ont brûlé les bâtiments administratifs (ou akimats, comme on les appelle au Kazakhstan) situés en face de la place centrale, ainsi que le commissariat central.

Selon moi, le gouvernement a contribué à cette situation, dans la mesure où il n’a pas répondu à la demande de la population de démissionner pacifiquement et de laisser un gouvernement intérimaire dirigé par l’opposition former un nouveau système politique démocratique. L’actuel président du Kazakhstan, qui est un proche allié de l’ancien et premier président, Nazarbayev, jette de l’huile sur le feu en refusant de quitter le pouvoir. Plus il s’accroche à sa position, plus la violence sera grande, car ni le gouvernement ni les manifestants ne feront de compromis. Tant que cela durera, les personnes qui commettent des actes violents continueront à s’en tirer. Almaty est devenue une zone de non-droit ; il semble que personne ne sache vraiment qui dirige la ville, puisque la mairie a été incendiée et que le maire a disparu de la circulation. Toute la ville est barricadée et des manifestants armés se baladent dans les rues.

En théorie, la ville est soumise à un couvre-feu, mais en pratique, les forces de l’ordre sont absentes ou se sont jointes aux protestations – la ville ressemble donc à une commune [comme la Commune de Paris] d’après ce que j’entends. À ce stade, compte tenu de la façon dont les événements se déroulent, je ne qualifierais pas les personnes présentes de manifestants, mais de révolutionnaires – surtout s’il y a des civils armés sur place.

En réaction, le gouvernement, qui dirige la capitale du pays Nur-Sultan (ou Astana), a envoyé diverses forces de sécurité “anti-terroristes” pour prendre le contrôle d’Amalty, transformant la ville d’ordinaire paisible en une zone de guerre cauchemardesque.

Peux-tu présenter une chronologie des événements de la semaine qui vient de s’écouler ?

Les protestations ont éclaté dans la ville pétrolière de Janaozen le 2 janvier. Dès le lendemain matin, d’autres villes et villages de l’ouest du Kazakhstan ont commencé à manifester par solidarité.

Les manifestations les plus massives ont eu lieu la nuit, alors que l’agitation gagnait d’autres villes, dont Almaty. Tard dans la nuit du 4 janvier, les habitants d’Almaty ont défilé jusqu’à la place principale, devant la mairie. Des forces de police considérables y étaient positionnées. Des affrontements ont éclaté, mais les manifestants ont eu le dessus.

Ils ont été dispersés tôt dans la matinée du 5 janvier, mais ils se sont à nouveau regroupés vers 9 heures dans le brouillard matinal. Certains membres des forces de l’ordre ont même changé de camp et rejoint la manifestation, comme le montrent certaines vidéos diffusées sur les réseaux sociaux. Finalement, les manifestants se sont à nouveau rendus sur la place vers 10 heures et ont réussi à prendre d’assaut la mairie, mettant le feu au bâtiment. La direction de la police a fui Almaty, laissant la ville sous le contrôle des manifestants.

Depuis, le président Tokayev a de nouveau envoyé des troupes sur place pour tenter de reprendre le contrôle via une opération de “nettoyage antiterroriste”. Je n’ai pas connaissance du déroulement exact de tous les événements, mais j’ai vu sur les réseaux sociaux que dans la nuit du 5 janvier ou tôt le matin du 6 janvier, la situation est devenue chaotique à Almaty, où les gens ont commencé à piller et à forcer les dépôts d’armes pour s’en procurer, et des coups de feu ont été signalés.

Dans d’autres villes, la situation est plus calme, avec des manifestations massives sur les places centrales. J’ai entendu des informations non vérifiées selon lesquelles certains manifestants ont pris possession des bureaux des gouvernements locaux dans quelques autres villes, mais pour autant que je sache, l’ambiance est moins chaotique qu’à Almaty.

Dans la capitale, Nur-Sultan, c’est calme, mais les gens ont vu un grand nombre de policiers anti-émeute entourer le palais présidentiel d’Aqorda. En fait, la ville est devenue une forteresse.

En bref, en ce moment le Kazakhstan ressemble à Hunger Games. Si vous avez vu la trilogie ou si vous connaissez un résumé de l’intrigue, vous savez de quoi je parle. Des manifestants tentent de prendre le contrôle de différentes villes, une par une, afin de renverser le gouvernement. Le président en exercice ne veut pas céder le pouvoir, et s’il ne le fait pas, je m’attends à ce que le chaos continue jusqu’à ce que le gouvernement soit renversé ou que le soulèvement soit brutalement réprimé, ou à un scénario encore pire.

Penses-tu que les participants à ces manifestations se réfèrent aux divers mouvements qui ont émergés en France, en Équateur et ailleurs en réaction à l’augmentation des prix de l’essence ? Qu’est-ce qui inspire les tactiques qu’ils utilisent ?

Je pense que bon nombre d’entre eux sont influencés par les manifestations qui ont eu lieu dans les autres pays post-soviétiques, comme la Biélorussie ou le Kirghizistan. Il semble qu’à Almaty, les habitants se sont inspirés de l’exemple du Kirghizistan voisin, où les gens ont également attaqué le gouvernement et incendié des bâtiments. Mais le gouvernement a été renversé plus rapidement que là-bas. De mon point de vue, c’est en partie dû au fait que le Kirghizistan est un plus petit pays, avec une seule ville majeure. Le Kirghizistan a traversé trois révolutions jusqu’à maintenant ; considérant sa proximité géographique et ses liens culturels avec le Kazakhstan, et puisque les deux pays parlent des langues turques, il me semble que cet exemple a joué un rôle significatif au Kazakhstan.

Qu’est-ce qui peut se passer ensuite ?

En ce qui me concerne, je peux imaginer quelques scénarios. Soit le gouvernement démissionne – ou est renversé – et le Kazakhstan entame un chemin vers la démocratisation, ou alors le gouvernement réprime le soulèvement par un usage massif de la force, et sans doute en impliquant d’autres pays. Un scénario encore pire consisterait en une longue guerre civile destructrice entre le gouvernement et les kazakhs.

Le président du Kazakhstan, Kassym-Jomart Tokayev, demande actuellement au CSTO [Organisation du traité de sécurité collective, une alliance militaire entre la Russie, l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, et le Tadjikistan] l’envoi de soldats de « maintien de la paix ». En bref, le président invite des troupes étrangères au Kazakhstan pour réprimer les manifestants. Soit les manifestants armés repoussent ces forces d’une manière ou d’une autre et le gouvernement tombe, soit les révolutionnaires abandonnent et sont écrasés.

Le Kazakhstan fait face un avenir sombre. C’est une guerre pour la liberté ou la défaite, et la défaite signifierait potentiellement la perte de plus de libertés et peut-être de souveraineté.

Que peuvent faire les gens en dehors du Kazakhstan pour soutenir les personnes qui participent à la lutte ?

La seule façon réaliste d’aider depuis l’extérieur du Kazakhstan est d’amener l’attention sur ce qui se passe et peut-être d’organiser une aide matérielle.

Conclusion: Un point de vue russe

Dans le texte ci-dessous, un anarchiste russe analyse les enjeux du soulèvement au Kazakhstan pour la région toute entière. Un point de vue d’anarchistes biélorusses est disponible [ici]. (https://pramen.io/en/2022/01/colonialism-of-the-twenty-first-century/).

Après des décennies de répression, d’échecs et de défaites, comment l’espoir peut-il encore et encore émerger en Biélorussie, en Russie, au Kirghizistan, et maintenant au Kazakhstan ? Pourquoi, après que nos proches, nos amis et nos voisins sont tombés, assassinés par la police ou l’armée, les gens continuent-ils de lutter ? Comment se fait-il que nous ayons encore la chance de vivre ce souffle d’excitation et de changement, qui nous donne un avant-goût de tout ce que nos vies pourraient être ?

On peut entendre une ébauche de réponse dans les paroles du musicien kazakh Ermen Anti, du groupe Adaptation :

“Peu importe les balles qu’ils tirent, elles ne suffiront pas
Peu importe à quel point ils nous écrasent, les graines
De la juste colère poussent quand même
Les enfants de Prométhée, portent le feu à celles et ceux qui ont froid.”

Quand on observe les événements des dernières décennies au Kazakhstan, en Biélorussie et au Kirghizistan, on peut se demander ce que la coopération entre les différentes initiatives et mouvements de libération pourrait accomplir à un niveau international. De telles connexions nous permettraient d’échanger autour de nos expériences politiques et culturelles et de renforcer la cause commune que les gens de ces différents pays pourraient partager. Cependant, et à l’inverse de l’interconnexion et de l’interdépendance économique et politique dont nos pays font preuve, les mouvements anarchistes sont déconnectés les uns des autres.

Le Kazakhstan peut être un exemple de ce qui arrivera demain en Russie, en Biélorussie, et dans d’autres pays de la région. Aujourd’hui, les russes craignent pour leurs vies à l’idée même d’exprimer une quelconque forme de dissidence. Mais demain, Zhanaozen et Almaty pourraient continuer de vivre dans les villes russes, biélorusses (à nouveau !), et n’importe où ailleurs. Nous pouvons oublier les affirmations selon lesquelles “cela ne pourrait pas arriver ici” – ce qui peut ou ne peut pas arriver dépend avant tout ce que nous sommes capables d’imaginer et de désirer.

Lorsque des situations comme celle à laquelle nous assistons aujourd’hui au Kazakhstan se produisent, on constate à quel point il est important d’être en relation avec les autres dans notre société. Aujourd’hui, nous sommes surpriss – nous ne sommes souvent même pas parmi les gens qui luttent et se défendent ensemble dans les rues, ou qui effectuent d’autres tâches importantes en soutien au soulèvement. Pour être prêts et connectés aux autres, nous devons être capables de faire face aux contradictions dans nos communautés ou dans notre société dans son ensemble. Nous devons être capables de communiquer nos idées et d’amener des propositions aux personnes autour de nous dans des situations comme celle-ci. Les conflits, les désaccords et l’isolement étouffent des camarades qui autrement pourraient dédier leurs vies à la lutte. Quand je me demande ce qu’il faudrait pour que nous puissions nous voir dans les rues et dans nos maisons, marchant ensemble, prenant soin les uns des autres et luttant ensemble, je nous imagine nous approcher de différentes manières, qui rendent possible la lutte, le développement et la survie de chacun.

On pourrait en somme se demander : que devons-nous changer dans notre façon de nous aborder les uns les autres ; dans notre façon d’aborder la lutte et nos mouvements, pour en faire des sources de vie et d’inspiration qui puissent offrir aux gens de nouvelles façons de penser, de lutter et de vivre ?

Par exemple, on peut se souvenir du mouvement féministe au Kazakhstan, qui a pendant plusieurs années été au centre de l’attention. Le mouvement a porté le sujet du féminisme d’une manière inédite, notamment en publiant un magazine et en ayant mis en contact de nombreux groupes et communautés sur les questions centrales des violences domestiques et du patriarcat. C’est un exemple de la façon dont il est possible de se positionner pour aborder les problèmes qui nous mettent en relation avec un large éventail d’autres personnes dans nos sociétés.

Nous disposons dans les ex-Républiques Soviétiques d’un impressionnant héritage de résistance et de soulèvements sur lequel s’appuyer. Il est nécessaire que nous nous mettions en relation les uns aux autres pour y accéder.

Force et solidarité à toutes celles et ceux qui luttent au Kazakhstan et dans tous les pays post-soviétiques. Comme le dit l’adage, les chiens aboient mais la caravane passe. Aujourd’hui, ils peuvent bien nous piétiner la nuque, mais la lutte ne cessera pas pour autant, et celles et ceux qui sont tombés dans les rues d’Almaty ne seront pas oubliés.

  1. NdT : 164 morts le 10 janvier.
  2. NdT : depuis le 16 juillet 2019, la ville se nomme officiellement Nur-Sultan, bien que la majorité des habitants continuent à la nommer Astana.

Kazakhstan : Révolution colorée ou insurrection ouvrière ?

Source en russe : https://zanovo.media/kategorii/habeas-corpus-2-2/massovye-vystupleniya-v-kazakhstane-tsvetnaya-revolyutsiya-ili-vosstanie-rabochego-klassa/

Traduction anglaise : https://lefteast.org/a-color-revolution-or-a-working-class-uprising-an-interview-with-aynur-kurmanov-on-the-protests-in-kazakhstan/

Traduction française : https://paris-luttes.info/kazakhstan-revolution-coloree-ou-15619/

Le 6 janvier, le site anglophone LeftEast traduisait un article du média russophone Zanovo-media sur la situation au Kazakhstan. Nous en proposons une traduction française.

Révolution colorée ou insurrection ouvrière ?
Une interview avec Aynur Kurmanov sur les manifestations au Kazakhstan

Tous les médias et les chaînes de télévision post-soviétiques sont désormais rivés aux manifestations qui ont soudainement submergé le Kazakhstan. Pour certains, ils suscitent l’espoir ; pour d’autres, l’horreur et le rejet. Il existe des contradictions et différentes interprétations de ce qui se passe : juste contestation populaire, querelles de clans, conspiration des forces pro-occidentales et pro-turques, voire même « réaction islamiste ». Mais que se passe-t-il vraiment ? Un correspondant de Zanovo-media a interviewé Aynur Kurmanov, l’un des dirigeants du Mouvement socialiste du Kazakhstan.

Une République modèle

Le Kazakhstan est l’un des plus grands pays post-soviétiques, à la seconde place derrière la Fédération de Russie dans ce système de relations politiques et économiques qui a été construit après l’effondrement soviétique. Et ce n’est pas seulement parce que Noursoultan Nazarbaïev a été l’un des architectes de la CEI (Communauté des États indépendants). Le modèle kazakh de transformation en douceur de la nomenclature de l’ancien parti et de l’URSS en oligarchie capitaliste à « visage asiatique » a été considéré par beaucoup comme un modèle. En effet, ce modèle avait des caractéristiques superficiellement attrayantes non seulement pour les élites dirigeantes dans d’autres Républiques, mais aussi pour le citoyen moyen : un niveau économique élevé, la présence d’attributs formels de la démocratie et peu de restrictions sur la culture occidentale. D’importantes réserves de ressources naturelles, dont le pétrole, et le potentiel industriel hérité de la période socialiste ont constitué une bonne rampe de lancement pour le jeune État. Dans le même temps, la propagande officielle de la Fédération de Russie et des chaînes de la CEI se plaisait à montrer le Kazakhstan comme un exemple de préservation des « traditions de l’union », honorant la mémoire de la Grande Guerre patriotique, l’absence de nationalisme, etc.

Des manifestations massives ont éclaté immédiatement après les vacances du Nouvel An, le 2 janvier. Elles ont été provoquées par la hausse du prix du gaz liquéfié pour les voitures, de 60 tenges à 120 tenges le litre. Les premières manifestations non autorisées ont eu lieu dans l’ouest du Kazakhstan, dans la région de Manguistaou, le cœur des grandes entreprises pétrolières. C’est là que se trouve la célèbre ville de Janaozen, où une grève des travailleurs a été brutalement réprimée il y a dix ans : 15 grévistes y avaient été tués et des centaines d’autres blessés.
Le lendemain, le 3 janvier, les manifestants de la province de Manguistaou ont ajouté de nouveaux points sociaux et politiques à leurs revendications initiales : réduction des prix des denrées alimentaires, lutte contre le chômage, solution à la pénurie d’eau potable, démission du gouvernement et des autorités locales. Ce jour-là, les manifestants ont aussi commencé à se rassembler sur les places et dans les rues d’Almaty, la capitale, à Noursoultan, et dans d’autres villes. À plusieurs endroits, les routes étaient bloquées et les manifestants ne se dispersaient pas, même la nuit.

Le mardi 4 janvier, les manifestants ont affronté la police. À Alma-Ata, les forces de sécurité ont utilisé des grenades assourdissantes pour disperser les manifestants. En réaction, les manifestants ont renversé des voitures de police. Le soir-même, l’Internet mobile, les messageries et les réseaux sociaux ont cessé de fonctionner.

Les autorités kazakhes ont essayé d’expliquer la hausse du prix du gaz par le fait que son prix est maintenant déterminé par un appel d’offres électronique. « C’est la loi du marché », comme on dit. L’administration de la région de Manguistaou a insisté sur le fait que cela entrait dans le cadre de l’économie de marché moderne, et que le prix antérieur ne serait pas rétabli.

Mais le 4 janvier, sous la pression des manifestants, le gouvernement a été contraint de baisser le prix du gaz dans la région de Manguistaou à 50 tenges par litre. Le président du Kazakhstan, Kasim-Jomart Tokaïev, a déclaré que le reste des demandes de la population serait examiné séparément. Puis, le 5 janvier, l’actuel cabinet des ministres a été démis de ses fonctions. Le directeur de l’usine de traitement du gaz de Janaozen a été arrêté.

Une région de pauvreté totale

Le co-président du Mouvement socialiste du Kazakhstan, Aynur Kurmanov, a décrit la situation en ces termes :

Les ouvriers de Janaozen ont été les premiers à se lever. L’augmentation du prix du gaz n’a servi que de déclencheur aux manifestations populaires. Après tout, la montagne de problèmes sociaux s’accumule depuis des années. L’automne dernier, le Kazakhstan a été frappé par une vague d’inflation. Il faut tenir compte du fait que les produits sont importés dans la région de Manguistaou et qu’ils y ont toujours été 2 à 3 fois plus chers. Mais sur une vague de hausse des prix à la fin de 2021, le coût des denrées alimentaires a augmenté encore plus et de manière substantielle. Nous devons également tenir compte du fait que l’Ouest du pays est une région de chômage tenace. Au cours des réformes néolibérales et de la privatisation, la plupart des entreprises ont été fermées. Le seul secteur qui fonctionne encore ici, c’est celui des producteurs de pétrole. Mais pour l’essentiel, elles sont détenues par des capitaux étrangers. Jusqu’à 70% du pétrole du Kazakhstan est exporté vers les marchés occidentaux, la plupart des profits vont également à des propriétaires étrangers.

Il n’y a pratiquement aucun investissement dans le développement de la région : c’est une zone de pauvreté totale. Et l’année dernière, ces entreprises ont commencé à subir une optimisation à grande échelle. Des emplois ont été supprimés, les travailleurs ont commencé à perdre leurs salaires, les primes, de nombreuses entreprises se sont transformées en sociétés de services. Quand, dans la région d’Atyraou, la compagnie Tengiz Oil a licencié 40 000 travailleurs d’un coup, ça a été un véritable choc pour l’ensemble de l’ouest du Kazakhstan. L’État n’a rien fait pour empêcher de tels licenciements massifs. Et il faut comprendre qu’un travailleur du pétrole nourrit 5 à 10 membres de sa famille. Le licenciement d’un travailleur condamne automatiquement toute sa famille à la famine. Il n’y a pas d’emplois ici à part pour le secteur pétrolier et les secteurs qui répondent à ses besoins.

Le Kazakhstan a en fait construit son modèle capitaliste à partir de matières premières. La population a accumulé beaucoup de problèmes sociaux, il y a une énorme stratification sociale. La « classe moyenne » est ruinée, le secteur réel est détruit. La distribution inégale du produit national comporte une part considérable de corruption. Les réformes néolibérales ont pratiquement éliminé le filet de sécurité sociale. Et les propriétaires de sociétés transnationales ont calculé que 5 millions de personnes étaient vraisemblablement nécessaires pour assurer le service du « tuyau » ; plus de 18 millions d’habitants, la population du Kazakhstan, c’est trop. Et c’est pourquoi cette révolte est anticoloniale à bien des égards. Les causes des manifestations actuelles sont enracinées dans le fonctionnement du capitalisme : le prix du gaz liquéfié a réellement augmenté sur les transactions électroniques. Il y a eu une conspiration de monopoles qui ont tiré profit de l’exportation de gaz à l’étranger, créant une pénurie de ce gaz et une augmentation des prix du gaz sur le marché intérieur. Ils ont donc eux-mêmes provoqué les émeutes. Cependant, il convient de noter que l’explosion sociale actuelle est dirigée contre toute la politique de réformes capitalistes qui ont été menées au cours des 30 dernières années et leurs résultats destructeurs.

Traditions de la lutte des travailleurs : la grève spontanée

La forme de protestation a d’abord été une grève « prolétarienne » classique. Dans la nuit du 3 au 4 janvier, une grève sauvage a débuté dans les entreprises pétrolières de Tengiz. La grève s’est rapidement étendue aux régions voisines. Aujourd’hui, le mouvement de grève a deux principaux foyers : Janaozen et Aktaou.

Aujourd’hui, les théoriciens du complot écrivent que les troubles au Kazakhstan ont été soigneusement préparés en Occident, en s’appuyant sur l’organisation et la coordination minutieuses des manifestants. Selon les mots de Kurmanov :

Ce n’est pas un scénario à la Maïdan, bien que de nombreux analystes politiques essaient de le présenter ainsi. D’où est venue cette incroyable auto-organisation ? C’est l’expérience et la tradition des travailleurs. Des grèves secouent la région de Manguistaou depuis 2008, et le mouvement de grève a commencé dans les années 2000. Même en l’absence de toute contribution du Parti communiste ou d’autres groupes de gauche, il y avait des demandes constantes de nationalisation des compagnies pétrolières. Les travailleurs ont tout simplement vu de leurs propres yeux ce à quoi aboutissaient la privatisation et la prise de contrôle par les capitalistes étrangers. Au cours de ces premières manifestations, ils ont acquis une énorme expérience de lutte et de solidarité. La vie dans le désert en elle-même a fait que les gens se sont serré les coudes. C’est dans ce contexte que la classe ouvrière et le reste de la population se sont réunis. Les manifestations des travailleurs de Janoazen et Aktaou ont ensuite donné le ton à d’autres régions du pays. Les yourtes et les tentes, que les manifestants ont commencé à monter sur les principales places des villes, n’ont pas du tout été extraites de l’expérience « Euromaïdan » : ils se tenaient dans la région du Manguistaou pendant les grèves locales de l’année dernière. La population elle-même a apporté de l’eau et de la nourriture aux manifestants.

Aujourd’hui, il n’y a pas d’opposition légale au Kazakhstan ; tout le champ politique a été balayé. Le parti communiste du Kazakhstan a été le dernier à être liquidé, en 2015. Il ne restait que 7 partis progouvernementaux. Mais il y a beaucoup d’ONG qui travaillent dans le pays et qui coopèrent activement avec les autorités pour promouvoir un programme pro-occidental. Leurs thèmes favoris : la famine des années 1930, la réhabilitation des participants du mouvement Basmatchi et des collaborateurs de la Seconde Guerre mondiale, etc. Les ONG travaillent également au développement du mouvement nationaliste, qui au Kazakhstan est totalement pro-gouvernemental. Les nationalistes organisent des rassemblements contre la Chine et la Russie, avec l’approbation des autorités.

Selon notre interlocuteur, les sinistres islamistes qui sont accusés d’être à l’origine des récents événements sont également extrêmement faibles et mal organisés au Kazakhstan. Comme il nous l’a assuré, le Kazakhstan moderne est engagé dans la construction d’un État mono-ethnique, et le nationalisme est son idéologie officielle. Tous les reportages sur le Kazakhstan « prosoviétique » réalisés par des chaînes comme Mir TV sont un mythe :

En 2017, un monument a été érigé à Kyzylorda en hommage à Mustafa Chokay, l’inspirateur de la légion turkmène de la Wehrmacht. Aujourd’hui, l’État révise radicalement l’histoire. Ce processus s’est particulièrement intensifié après la visite de Noursoultan Nazarbaïev aux États-Unis il y a quelques années. Le mouvement panturc devient également de plus en plus actif. Plus récemment, à l’initiative de Noursoultan Nazarbaïev, l’Union des États turcs a été créée à Istanbul, le 12 novembre 2021. L’élite du Kazakhstan garde ses principaux actifs en Occident. C’est pourquoi les États impérialistes ne sont absolument pas intéressés par la chute du régime actuel : il est déjà complètement de leur côté.

Mais peut-être que tout n’est pas aussi clair avec les priorités géopolitiques du Kazakhstan ? Il semble que ses dirigeants tendent malgré tout à mener une politique multi-vectorielle notoire, manœuvrant entre la Russie, l’Occident, la Chine et la Turquie. Mais une condition convient à tous les partenaires étrangers ici – la législation locale « loyale » permet aux entreprises étrangères de retirer les bénéfices du pays. Cependant, si tant est que ce soit possible, aucun des acteurs mondiaux ne s’arrêtera pour changer le gouvernement en un gouvernement encore plus obéissant. Et, bien sûr, l’opposition libérale tentera de s’imposer et est déjà en train d’établir son contrôle sur le mouvement de protestation de masse.

La démission de Nazarbaïev de la présidence du Conseil de sécurité était motivée par le désir de créer une apparence de démocratie, y compris aux yeux de l’Ouest. En réalité, il garde le contrôle total de toutes les branches du pouvoir et n’a fait qu’accroître son pouvoir tout en évitant complètement d’assumer la responsabilité de la situation. Le président Tokaïev est une figure décorative, un pion au sein de la famille régnante. Il ne fait aucun doute les manifestations actuelles peuvent conduire certaines factions à tenter une révolution de palais ou des actions de ce type. On ne peut pas tout réduire à des théories du complot. Il ne faut pas non plus idéaliser le mouvement de protestation actuel. Oui, c’est un mouvement social de base, avec un rôle de pionnier pour les travailleurs, soutenu par les chômeurs et d’autres groupes sociaux. Mais il y a des forces très différentes à l’œuvre, d’autant plus que les travailleurs n’ont pas leur propre parti, pas de syndicats de classe ni de programme clair qui réponde pleinement à leurs intérêts. Les mouvements de gauche actuels au Kazakhstan ressemblent plus à des cercles et ne peuvent pas influencer sérieusement le cours des événements. Les forces oligarchiques et extérieures essaieront de s’approprier et/ou du moins d’utiliser ce mouvement à leurs propres fins. S’il est victorieux, la redistribution des biens, la confrontation ouverte entre les différents groupes de la bourgeoisie, une « guerre de tous contre tous », commenceront. Mais, dans tous les cas, les travailleurs pourront gagner certaines libertés et obtenir de nouvelles opportunités, y compris la création de leurs propres partis et syndicats indépendants, ce qui facilitera leur lutte pour leurs droits à l’avenir.

Les forces armées du Kazakhstan essaient de faire face aux manifestants

P.-S. Après la publication de cet article, il a été su que d’importants affrontements avaient eu lieu, et que des manifestants s’étaient emparés de nombreuses infrastructures clés à Almaty et dans d’autres villes. Sous la pression des manifestations, le président Tokaïev a fait des concessions sociales sans précédent : il a promis une réglementation par l’État du prix du gaz, de l’essence et des biens d’importance sociale, un moratoire sur l’augmentation des factures des services publics, des loyers subventionnés pour le logement des pauvres et la création d’un fonds public pour soutenir les soins de santé et les enfants. Les manifestants ont également exigé un retour à la Constitution de 1993 et la création d’un gouvernement composé de personnes extérieures au système. Et ils exigent toujours une baisse du prix des produits alimentaires et une réduction de l’âge de la retraite à 58-60 ans, des salaires plus élevés, des retraites, des allocations familiales, et ainsi de suite.

Les militants de l’opposition libérale se sont empressés de déclarer que ce sont eux qui coordonnent le mouvement.

Dans la soirée du 5 janvier, il a été rapporté que Noursoultan Nazarbayev n’était plus le président du Conseil de Sécurité. Le président Tokaïev a pris sa place et a déclaré son intention d’agir « le plus fermement possible ». Dans le même temps, il a été promis que des « réformes politiques cohérentes » seraient bientôt mises en œuvre.

Plus tard dans la journée, Tokaïev a appelé à une opération de « maintien de la paix » (c’est-à-dire de police) des pays de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (Russie, Biélorussie, Arménie, Ouzbékistan, Tadjikistan et Kirghizistan) pour réprimer les manifestations, que le Kazakhstan déclare maintenant être une tentative d’intervention de l’extérieur. Au matin du 6 janvier, le conseil de l’OTSC avait approuvé la demande, et on signale déjà la présence de troupes russes au Kazakhstan.

Note du Traducteur : Depuis la parution de cet article, les témoignages ont fait état de l’entrée des troupes russes dans la capitale, d’échanges de coups de feu réguliers, de scènes de fraternisation entre forces de l’ordre et manifestants, d’exécutions d’opposants camouflées en opérations spéciales, etc. Il semblerait que les autorités refusent pour l’instant de négocier avec l’opposition libérale, qui essaie de s’imposer comme médiatrice du conflit, et qu’une quantité non-négligeable d’armes à feu aient été pillées par la population. La thèse du pouvoir reste à ce jour celle d’une opération orchestrée par des terroristes islamistes, rejoints par des criminels et des bandits profitant de l’occasion pour s’adonner au pillage et à la destruction. Des forces obscures qui, à en croire le départ annoncé des troupes de l’OTSC, prévu pour le 13 janvier, auraient été mises en déroute – on parle de 10 000 personnes arrêtées, mais le nombre de personnes tuées est encore difficile à établir. Alors que la sortie de crise laisse entrevoir une fracture au sein de la classe politique au pouvoir (Tokaïev ayant critiqué publiquement le népotisme de Nazarbaïev) et le risque d’un maintien des troupes russes sur le territoire kazakh (la Russie ayant fait savoir que ses troupes ne se retireraient définitivement qu’après la stabilisation totale du pays), les jours et les semaines qui suivent seront décisives pour la population insurgée.

Nous invitons toustes les camarades révolutionnaires à suivre la situation au Kazakhstan et à diffuser largement leurs différentes sources, afin de visibiliser l’insurrection populaire qui s’y joue.

Traduit de l’anglais par X. pour le Groupe Révolutionnaire Charlatan.

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Déclaration des anarcho-syndicalistes et anarchistes russes sur la situation au Kazakhstan

Source : https://aitrus.info/node/5888/

Relecture et dernières corrections : Les Amis de la Guerre de Classe

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Les anarcho-syndicalistes et les anarchistes de Russie expriment leur pleine et entière solidarité avec la protestation sociale des travailleurs du Kazakhstan et leur envoient leurs cordiales salutations !

L’explosion actuelle de protestation sociale au Kazakhstan, l’une des plus marquantes et des plus brillantes depuis le début du nouveau siècle, est devenue l’apogée de la vague de grèves des travailleurs du pétrole et d’autres catégories de travailleurs du pays, qui n’a pas arrêté depuis l’été dernier.

Les travailleurs du Kazakhstan se sont progressivement remis du terrible massacre des prolétaires, organisé en 2011 par le régime dictatorial de Nazarbayev, et ont commencé à rechercher constamment des salaires plus élevés et la possibilité de créer des syndicats et d’autres associations de travailleurs.

La pauvreté de la majorité de la population, l’exploitation cruelle du travail, la hausse des prix, l’oppression quotidienne et l’absence de droits rendaient la position des travailleurs insupportable et les a obligés à se lever pour protester. La goutte d’eau a été le licenciement de dizaines de milliers de travailleurs du pétrole en décembre 2021, l’instauration d’une dictature « sanitaire » sous prétexte de « lutter contre la pandémie » et une augmentation draconienne des prix du gaz.

Le 3 janvier, une grève générale des travailleurs a commencé dans la région de Mangistau, qui s’est rapidement étendue à d’autres régions du pays. Dans l’ancienne capitale du Kazakhstan, Almaty, des affrontements ont éclaté entre manifestants et forces répressives ; il y a des dizaines voire des centaines de personnes tuées et blessées.

Pendant les manifestations, des personnes défavorisées, principalement des jeunes chômeurs et des migrants internes, ont commis des actes d’expropriation populaire, détruisant de nombreux grands centres commerciaux, magasins et succursales bancaires. Dans un certain nombre de cas, les troupes ont refusé d’ouvrir le feu sur les rebelles.

La protestation dans le pays est spontanée et non coordonnée ; par conséquent, ses participants ont avancé une variété de slogans et de revendications souvent contradictoires. Nous, en tant qu’anarchistes, soutenons avant tout ceux d’entre eux qui ont une orientation sociale claire et sans équivoque et distinguent nettement la grève et le soulèvement au Kazakhstan des nombreuses manifestations électorales et des coups d’État politiques de ces dernières années.

Ces revendications se sont propagées lors des rassemblements de protestation et sur les réseaux sociaux : abolition de la hausse des prix du gaz ; augmentation des salaires de 100% ; annulation du relèvement de l’âge de la retraite ; prendre des mesures pour lutter contre le chômage ; abolition de la vaccination obligatoire contre le COVID-19, confinements et mesures de ségrégation discriminatoires, etc.

Afin de mettre fin à la révolte sociale et de gagner du temps, le régime effrayé a été contraint de faire des concessions : déclarer une baisse des prix du gaz, geler les prix des biens « socialement importants » pendant 180 jours, limoger le gouvernement et destituer le dictateur de facto du poste de chef du Conseil de sécurité du Kazakhstan, le milliardaire Nazarbayev. Mais rien de tout cela n’a aidé. Les compagnies pétrolières occidentales ont exigé avec insistance que le président Tokayev rétablisse l’ordre capitaliste. Les dirigeants du pays ont imposé l’état d’urgence et des couvre-feux, interdit les rassemblements et les grèves, et lancé des opérations punitives contre les manifestants et les émeutiers, répandant des flots de sang et arrêtant des milliers de personnes.

À la demande du régime kazakh, des troupes d’un certain nombre de pays du bloc militaro-politique dirigé par la Fédération de Russie sont arrivées dans le pays pour réprimer les manifestations sociales. Ces militaires sont appelés à remplir le rôle de gendarme du capital mondial et à piétiner les flammes de la rébellion sociale pour éviter que son exemple, ses slogans et ses revendications se répandent dans d’autres pays, déjà plongés dans les grèves des travailleurs et les manifestations de masse contre la dictature « sanitaire » généralisée et son apartheid.

Nous, anarcho-syndicalistes et anarchistes russes, condamnons fermement toute répression des protestations sociales des travailleurs du Kazakhstan et la honteuse intervention étrangère contre-révolutionnaire menée par le Kremlin.

Nous condamnons toute tentative de politiciens de tous bords d’utiliser la protestation sociale des travailleurs kazakhs pour se hisser eux-mêmes au sommet du pouvoir et accaparer les biens en leur faveur.

Nous nous tenons fermement, résolument et sans la moindre hésitation du côté de la révolte sociale actuelle au Kazakhstan et appelons les travailleurs de Russie et du monde entier à faire preuve de solidarité concrète avec elle.

SATISFACTION DES EXIGENCES SOCIALES DES TRAVAILLEURS DU KAZAKHSTAN !

ARRÊTEZ DE RÉPRIMER LES MANIFESTATIONS AU KAZAKHSTAN ET LA RÉPRESSION CONTRE LEURS PARTICIPANTS !

LIBERTÉ POUR TOUS LES PROTESTATAIRES ARRÊTÉS !

PAS D’INTERVENTION ETRANGÈRE !

HONTE AUX INTERVENTIONNISTES !

Initiative anarchiste StopTotalControl

Commission de l’Information de la CRAS, section de l’AIT dans la région de Russie

Kazakhstan : les grèves et les émeutes font vaciller le régime

Source : https://www.pcint.org/01_Positions/01_01_fr/220110_kazakhstan.htm

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Le mouvement de protestation et de révolte qui touche le pays depuis une semaine, a été déclenché par la décision soudaine des autorités de doubler le prix du gaz et de l’essence ; dès cette annonce des manifestations de protestation de travailleurs et de chômeurs ont commencé à avoir lieu le dimanche matin 2 janvier dans la ville pétrolière de Janaozen, dans l’ouest du pays (région de Mangystau) (1).

Dans la journée les actions de protestation (rassemblements, sit-in, etc.) gagnaient la grande ville portuaire voisine d’Aktau pour demander le retrait des augmentations – ou le doublage des salaires ! Le lendemain la protestation continuait à s’étendre malgré le déploiement de la police et de plus en plus d’entreprises cessaient le travail ; les réseaux sociaux diffusaient des scènes de fraternisation entre policiers et manifestants. Le 4 janvier, bien que le préfet (l’« akim ») et le ministre de l’énergie aient annoncé la baisse du prix du gaz et de l’essence pour les habitants, la grève était quasiment générale dans toute la région (oblast) de Mangystau, où sont concentrées une partie des industries extractives du pays.

Toujours le 4 janvier, à l’autre bout du pays, les mineurs de la région de Karaganda se mettaient eux aussi en grève, tandis que les manifestations et les blocages se généralisaient dans pratiquement tout le Kazakhstan. En plusieurs endroits les manifestants s’attaquaient aux symboles du régime : statues de l’ancien autocrate Nazarbayev qui continue à tirer les ficelles en tant que président à vie du « Conseil de sécurité nationale », bâtiments officiels et même postes de police. Le départ de Nazarbayev et de ses créatures (y compris Tokaïev, le président actuel) était au centre des slogans.

Le régime a répondu d’une part en limogeant le gouvernement et Nazarbayev lui-même et d’autre part en décrétant l’état d’urgence ; il a déchaîné une répression sanglante, notamment dans la capitale économique Almaty dans la nuit de mercredi à jeudi (plus de cent morts selon le ministère de la santé). Face à l’explosion sociale le président demandait l’aide de la Russie, aide accordée immédiatement : 3000 soldats russes, flanqués d’une poignée de militaires d’autres pays, arrivaient sur place dès le vendredi 7 janvier. Le même jour Tokaïev déclarait à la télévision qu’il avait « donné l’ordre de tirer pour tuer sans avertissement ». Le samedi les journalistes présents à Almaty faisaient encore état de tirs dans certains quartiers de la ville, mais le président affirmait que l’ordre constitutionnel était rétabli.

Il était rétabli dans le sang, aux dires mêmes des autorités : le 9 janvier le bilan officiel de la répression se montait à plus de 160 manifestants tués par balles, à plusieurs milliers le nombre de blessés, et à 6000 arrestations.

Cet « ordre », c’est l’ordre capitaliste, sanctionné par tous les impérialismes ; si la Chine, dans un message de Xi Jinping a félicité Tokaïev pour les « mesure fortes » prises pour mater la révolte, les impérialismes occidentaux plus hypocrites ont appelé « toutes les parties » à « la retenue », mettant sur le même plan les manifestants et les meurtrières forces de répression ; personne n’a protesté contre l’intervention russe. C’est que le Kazakhstan, riche en pétrole et autres minerais, a enregistré des investissements importants des sociétés occidentales, y compris américaines : redoutant toutes des troubles sociaux qui pourraient mettre leurs capitaux en péril, elles voient dans l’intervention russe une garantie contre ce danger…

Depuis plusieurs années le Kazakhstan, pays géographiquement étendu mais peu densément peuplé (19 millions d’habitants) et qui occupe une position stratégique en Asie centrale, a connu une forte croissance économique, basée principalement sur le pétrole et le gaz (en dépit de certains déboires dans son rêve de devenir le Koweit de l’Asie centrale), mais aussi sur le charbon ou l’uranium (dont il est le premier producteur mondial). Il en avait d’ailleurs profité pour s’émanciper de la domination russe ; il s’était rapproché de la Chine et de l’Occident, signant entre autres un accord militaire avec l’Italie qui est l’un de ses premiers clients, puis avec les Etats Unis ; il s’était aussi rapproché de la Turquie en intégrant l’« Organisation des Etats Turciques », un embryon d’alliance des pays turcophones de l’ex-URSS avec Ankara. Le président Turc Erdogan a d’ailleurs téléphoné à Tokaïev le 6 janvier pour l’assurer de son soutient et lui proposer « son expérience et son expertise technique » ; mais l’expérience et l’expertise du parrain russe sont bien supérieures…

Les prolétaires n’ont guère profité de la prospérité économique ; le régime n’a cessé d’user de la répression contre toute tentative de lutte et d’organisation indépendante des travailleurs ; les brutalités policières et la torture sont courantes. En 2011 il avait réprimé brutalement à Janaozen la grève des travailleurs du pétrole pour l’amélioration de leurs conditions : la police avait tiré sur les manifestants grévistes, faisant au moins 16 morts. Certains analystes y compris en Occident, prétendent que les troubles actuels sont au moins en partie causés par des rivalités internes au régime.

Il est tout à fait possible qu’il y ait des tentatives de règlements de compte entre cliques bourgeoises à la faveur des événements actuels ; mais il est indéniable que leur cause est la situation de plus en plus intolérable des prolétaires et des couches pauvres, dans une situation de crise économique qui entraîne licenciements (40 000 licenciements dans le champ pétrolier de Tengiz en décembre, d’autres étant prévus) et inflation (officiellement 8% mais en réalité nettement plus).

Le caractère prolétarien de la révolte est démontré s’il le fallait par le fait qu’elle est partie d’un mouvement de grève sur des revendications d’amélioration des conditions de vie et de travail et d’augmentation des salaires. Les petits bourgeois démocrates indiquent aux prolétaires l’objectif d’un « Kazakhstan démocratique », débarrassé de la clique au pouvoir ; certains pseudo-socialistes comme les néostaliniens du « Mouvement socialiste du Kazakhstan », revendiquent le retour à la Constitution de1993, censée être plus démocratique.

Mais ce n’est pas pour un simple changement de façade du régime que les prolétaires doivent lutter, car, en laissant intact le mode de production capitaliste, un tel changement ne modifierait pas leur sort. La lutte pour les libertés politiques et syndicales est sans doute nécessaire, mais à condition qu’elle s’inscrive dans la lutte contre le capitalisme qui les exploite et les réduit à la misère. Seule la lutte de classe prolétarienne peut avoir la force d’en finir avec le capitalisme, en unissant les prolétaires par-dessus les frontières : c’est ce que redoutent bourgeois et petits bourgeois démocrates…

L’explosion sociale actuelle a fait vaciller le régime, elle a montré la puissance de la classe ouvrière et la gravité des tensions sociales accumulées sous le capitalisme ; demain la lutte révolutionnaire des prolétaires du Kazakhstan, de Russie et de tous les pays, sous la direction de leur parti de classe international, renversera tous les régimes capitalistes assassins, et vengera leurs victimes innombrables.

Alors que la crise économique pousse inexorablement les prolétaires à la révolte, c’est la perspective qui doit les guider dans leurs luttes, au Kazakhstan et partout !

(1) Nous reprenons les informations du site socialismkz.info

Parti Communiste International
10 janvier 2022
www.pcint.org

« Le peuple aura toujours la possibilité de débarrasser son pays d’un dictateur »

Source en russe : https://pramen.io/ru/2022/01/u-naroda-eshhe-budet-vozmozhnost-izbavit-stranu-ot-diktatora-intervyu-s-anarhistkoj-iz-kazahstana/

Source en anglais : https://pramen.io/en/2022/01/the-people-will-still-have-an-opportunity-to-rid-the-country-of-a-dictator-interview-with-an-anarchist-from-kazakhstan/

Traduction française : https://expansive.info/Le-peuple-aura-toujours-la-possibilite-de-debarrasser-son-pays-d-un-dictateur-3072/

Nous nous sommes entretenus avec une camarade et féministe anarchiste du Kazakhstan pour mieux comprendre ce qui se passe et savoir comment les militants locaux voient la situation. Quelle est la nature sociale du soulèvement, quelles sont ses revendications et ses formes, qui dirige la lutte armée, et quelles conséquences ces événements auront-ils sur la région ?

Toi qui es sur le terrain, dis-nous ce qui s’est passé et ce qui se passe dans le pays ?

Tout a commencé par les revendications économiques des travailleurs de l’ouest du Kazakhstan, où le prix du gaz a fortement augmenté. Puis les revendications sont devenues politiques : la démission du gouvernement et du président, l’élection des akims (maires) et une république parlementaire. Certaines demandes ont été satisfaites, mais pas immédiatement, et tandis qu’elles étaient ignorées, la vague de protestation s’est étendue à toutes les villes du Kazakhstan.

Dans ces régions, et surtout à Zhanaozen les gens se souviennent de la fusillade de 2011, c’est pourquoi le caractère des assemblées était très pacifique. Les gens se sont rassemblés sur les places centrales de leurs villes et ont appelé à un dialogue avec les Akims, puis avec les ministres et le président. Ceux qui se sont rassemblés se sont spontanément auto-organisés sur les places, y ont installé des yourtes avec des repas chauds et ont même organisé une Subbotnik [ici dans le sens de clean-walk], car ils craignaient d’être diabolisés par les médias.

Dans l’ouest du Kazakhstan, pendant trois jours, ils ont essayé de négocier pacifiquement, mais les akims n’osaient même pas venir vers le peuple. Puis les autorités ont commencé à disperser le rassemblement par la force. La manifestation s’est donc transformée en affrontements avec la police. Il est difficile de manifester pacifiquement quand on est gazé et qu’on vous lance des grenades assourdissantes.

Reste à savoir comment la manifestation est devenue si organisée et militarisée. Après une nuit de pogroms et l’étrange disparition de la police des rues d’Almaty devant des groupes armés, beaucoup d’entre nous se sont demandé si la manifestation n’avait pas été instrumentalisée comme une opportunité de rebattre les cartes dans la répartition des ressources et du pouvoir entre ceux qui détiennent déjà la quasi-totalité du capital de ce pays. On ne sait pas qui étaient les membres de ces groupes armés par la suite, quelle était l’homogénéité de la foule des manifestants, pourquoi ils sont sortis et si quelqu’un était aux commandes. Nous n’utilisons pas la rhétorique de la propagande d’État et ne les qualifions pas de terroristes. En même temps, selon moi, il est impossible au Kazakhstan de former secrètement un mouvement de guérilla armé et parfaitement coordonné dans toutes les villes.

Lorsque les attaques contre les bâtiments administratifs et les postes de police se sont poursuivies dans différentes villes du sud du Kazakhstan, à l’ouest, la protestation a semblé garder le même format, puis s’est tout simplement éteinte. Les revendications économiques des travailleurs y ont été satisfaites, celles politiques partiellement : il y a eu un remaniement du gouvernement, mais Tokayev n’a pas quitté la présidence.

La coupure des communications, l’état d’urgence, le couvre-feu et le niveau rouge de la menace terroriste ont complètement délié les mains du système punitif et il y a déjà huit mille détenus dont les identités n’ont pas été divulguées. Le nombre de victimes se compte probablement en milliers. Les gens ont d’abord été blessés lors d’affrontements avec la police. Puis dans les affrontements entre les manifestants et les groupes armés, et enfin dans les tirs de l’armée kazakhe sur des civils. Jusqu’à présent, des dirigeants syndicaux ont disparu, des journalistes et des blogueurs qui diffusaient des émissions ont été arrêtés pour leur participation aux rassemblements, des dirigeants de partis politiques non étatiques ont été arrêtés. Mais nous ne voyons maintenant qu’une petite partie du tableau d’ensemble.

Tout le monde en dehors du Kazakhstan essaie d’analyser ce qui se passe et c’est difficile sans connaître le contexte. Et ceux qui sont maintenant à l’intérieur du pays ne peuvent pas le faire à cause du manque d’informations. Beaucoup d’entre nous n’ont aucun espoir de découvrir ce qui s’est réellement passé dans un avenir proche.

Quels groupes sociaux sont impliqués dans le soulèvement ?

Ceux qui se sont manifestés au début étaient des ouvriers d’usine et des habitants de petites villes de l’ouest du Kazakhstan dont la subsistance dépend des industries. Ils ont été soutenus par l’ensemble de la population de ces villes, car la protestation portait sur l’augmentation du prix du gaz, dont tout dépend dans ces régions – chauffage et eau chaude, voitures.

Les gens sont sortis en masse dans d’autres villes, car les demandes de la manifestation étaient aussi proches et claires que possible pour eux, et la solidarité avec les autres régions est importante.

Cette situation est différente des protestations précédentes, à en juger par Almaty. Pendant trois années consécutives, les jeunes, les « hipsters » comme on nous appelait, et les représentants des mouvements politiques ont participé à des rassemblements pacifiques dans le centre-ville.

Or, même sur le plan territorial, le premier foyer de protestation du 4 janvier au soir à Almaty ne s’est pas formé dans le centre de la ville, mais sur la large autoroute qui sépare la partie haute et la partie basse de la ville. Ce qui montre clairement quelles couches de la population y ont pris part : les personnes qui vivent « en bas de la ville » et assurent par leur travail la vie de toute la ville. Ce sont les jeunes kazakhophones, la classe ouvrière.

Ils sont déjà venus à des rassemblements auparavant, mais pas en si grand nombre. La dernière fois, c’était lors de l’élection présidentielle de 2019, où ils ont été sévèrement battus dans les rues et plus de 4 000 personnes ont été détenues.

On peut donc dire que c’est presque un soulèvement des classes ouvrières opprimées pour plus de justice sociale ?

Actuellement, tout cela est très controversé, mais je ne suis pas fan de la romantisation de la protestation chez certains gauchistes et l’éloge des émeutiers qui ont pu prendre quelques trucs pour eux-mêmes dans les magasins détruits pendant que quelqu’un brûlait des voitures, et pas seulement de la police. Il est clair qu’il n’y avait tout simplement nulle part où former une culture de la protestation au Kazakhstan. La répression brutale de la manifestation des Kazakhs soviétiques en 1986 à Almaty et les fusillades à Zhanaozen en 2011 – les deux n’ont toujours pas fait l’objet d’une enquête et les responsables des meurtres de masse n’ont pas été punis. Peut-être que ce n’est pas le désir politique de la classe sociale moins riche de renverser les riches et de se venger de la police, mais l’utilisation des pauvres comme chair à canon par les très « riches » dans leur jeu de trônes qui est à l’origine de l’expropriation de banques, d’équipement et de la venue en ville pour brûler quelques voitures de police. Ou peut-être qu’un grand nombre de personnes sont spontanément descendues dans la rue, espérant une nouvelle occasion d’influencer l’avenir de leur pays. Lorsque la manifestation a pris de l’ampleur, unissant différents groupes sociaux, elle a été brutalement écrasée par la coupure des communications, en fragmentant les groupes et en faisant intervenir des troupes. Alors maintenant, ils cherchent frénétiquement une image de l’ennemi parmi les couches kazakhophones de la population défavorisée, les radicaux islamistes et les terroristes. Autrement dit, on tente de diaboliser les groupes actifs de manifestants qui se sont emparés des bâtiments.

Comment les gens se sont-ils coordonnés et ont-ils formulé des revendications ?

Je ne peux en juger que par mon expérience personnelle et celle de mes connaissances qui, à ce moment-là, étaient dans la rue, faisaient du bénévolat, aidaient les blessés et participaient à une manifestation pacifique le 6 janvier contre l’entrée des troupes de l’OTSC, lorsqu’on leur a tiré dessus. Je vous suggère de lire les récits des témoins oculaires qui commencent à sortir.

Dans l’ouest du Kazakhstan, les coordinateurs élus par les travailleurs ont lu leurs revendications par haut-parleur, sur les places. Dans d’autres villes, la situation était similaire. Lorsque la protestation s’est armée et que l’occupation des bâtiments a commencé, plus aucune revendication n’a été exprimée.

La coordination de la protestation s’est d’abord faite à travers les mouvements syndicaux de l’ouest du Kazakhstan, à Almaty et dans d’autres villes, des groupes de chat Whatsapp ont été créés spontanément, où presque personne ne comprenait ce qui se passait, mais voulait sortir dans la rue et présenter des revendications essentiellement économiques.

Lorsque, dans la nuit du 5 janvier, l’Internet mobile et le réseau cellulaire ont été complètement coupés. Selon ceux qui en disposaient, la plupart des manifestants armés ont pu se coordonner et poster des vidéos de la scène, tandis que mes connaissances dans la rue et les journalistes étaient complètement hors de contact. Il est difficile d’évaluer ces informations maintenant, car tout le monde n’a pas encore un accès complet à Internet, les vidéos et les photos des scènes des incidents n’apparaissent que dans le domaine public. Par exemple, il n’y a plus que des récits de manifestants de la place du quartier général de coordination, des groupes de volontaires ont été créés et des demandes générales aux autorités de la ville et aux dirigeants du pays ont été recueillies et rédigées. Ils voulaient les exprimer publiquement, mais n’ont pas eu le temps avant l’arrivée des militaires.

Comment les anarchistes ont-ils participé aux événements ?

Nous n’avons pas de mouvement anarchiste constitué, mais tous les militants anarchistes et autres gauchistes étaient dans les rues à ce moment-là.

Nous avons constaté une très forte auto-organisation, tant au début de la manifestation, lorsque les gens se rassemblaient, que maintenant, alors que nous essayons tous de faire face aux conséquences des pogroms, des fusillades et des meurtres dans la rue.

Selon les informations fournies par les militants, les coursiers de divers services de livraison étaient visibles dans les rues, participant activement aux manifestations dans leurs propres véhicules, transportant les blessés et apportant leur aide. Ils ont leur propre syndicat depuis 2021.

À votre avis, où cela va-t-il mener ?

Au début, nous avions beaucoup d’espoir pour un avenir meilleur au Kazakhstan, mais la protestation est devenue différente, et la Russie et d’autres États ont introduit des troupes. Le discours de l’État change constamment à la recherche d’un ennemi. Hier, c’était soi-disant des chômeurs corrompus du Kirghizstan, aujourd’hui ce sont déjà des radicaux d’Afghanistan. Nous espérons tous que demain, les militants qui ont prôné les réformes politiques au Kazakhstan ces trois dernières années et sont sortis dans les rassemblements ne seront pas désignés comme ennemis.

Pour l’instant, moi et tous mes camarades voyons des perspectives sombres. Nous ne comprenons pas ce qui s’est passé à la fin. Je ne décrirai pas les théories, qui sont dans notre champ d’information en ce moment, mais elles concernent toutes une lutte différente pour le pouvoir entre le clan Nazarbayev et d’autres prétendants. Par exemple, la version selon laquelle Tokayev, avec les mains de l’armée russe, est en train de gagner une place au soleil. Si nous supposons que c’est vrai, il est effrayant que des dizaines de milliers de personnes aient été impliquées dans leur jeu, et que les bonnes tentatives et intentions de changer les conditions sociales et politiques au Kazakhstan pour le bien de tous aient été utilisées par plusieurs personnes pour se partager les ressources du pays d’une nouvelle manière.

Nous supposons que maintenant les conséquences de la manifestation seront utilisées comme un avertissement pour ceux qui voudraient libéraliser les lois sur les rassemblements pacifiques et parler de la nécessité de réformes politiques ; comme une preuve que le peuple n’est pas prêt à participer à la vie politique du pays. De plus, il reste à voir comment l’introduction des troupes russes nous affectera.

Maintenant, il est très important que le janvier sanglant au Kazakhstan ne devienne pas seulement une belle image révolutionnaire. Mais aussi qu’on ne retienne pas la thèse d’un acte terroriste, d’une attaque de l’extérieur, comme le disent les sources gouvernementales de différents pays, notamment du Kazakhstan.

Il ne s’est pas encore écoulé beaucoup de temps pour pouvoir réfléchir à tous ces événements, recueillir les informations nécessaires, en tirer des leçons et mener des enquêtes. J’espère que nous aurons encore l’occasion de le faire. Tout comme il y aura toujours une chance pour le peuple de débarrasser le pays du pouvoir des dictateurs.

Il n’y a jamais eu de manifestations d’une telle ampleur au Kazakhstan, et après celles-ci, j’espère que nous deviendrons encore plus solidaires dans tout le pays, et que la culture de la protestation pourra se développer davantage. Je pense que la conscience de chacun change lorsqu’il descend pour la première fois dans la rue avec ses camarades pour essayer de changer les choses, et qu’il réalise vraiment qu’il peut influer sur l’avenir. Nous n’avons jamais eu l’occasion de vivre cela auparavant, et j’espère que nous n’oublierons pas ce nouveau sentiment sous le poids de l’ancienne répression, des séquelles des défaites, et de la récupération du traumatisme populaire de l’utilisation brutale des armes contre nous dans notre pays.

Boris Engelson pour Pramen.io

Kazakhstan : après le soulèvement

Récits de témoins à Almaty ; Analyse d’anarchistes russes

Source : https://fr.crimethinc.com/2022/01/12/kazakhstan-apres-le-soulevement-recits-de-temoins-a-almaty-analyse-danarchistes-russes/

Relecture et dernières corrections : Les Amis de la Guerre de Classe

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Afin d’approfondir notre couverture du soulèvement de la semaine dernière au Kazakhstan, nous avons traduit plusieurs textes sur la situation provenant de diverses sources anarchistes russes, et interviewé deux anarchistes d’Almaty, la plus grande ville du Kazakhstan mais aussi le lieu où les combats ont été les plus intenses.

Cet article comporte également des photos inédites prises par certains de nos contacts à Almaty.

Les témoignages qui suivent pourront servir à débunker toute déformation facile du soulèvement de la part des autorités du Kazakhstan, de la Russie ou des États-Unis – ou de leurs partisans malavisés.

A celles et ceux qui diffusent des théories du complot présentant les États-Unis comme instigateurs d’une « révolution colorée » au Kazakhstan, nous rappelons que les protestations ont commencé en réaction à la suppression des subventions du gaz, qui est produit au Kazakhstan par monopole d’état très rentable. Défendre les gouvernements du Kazakhstan et de la Russie revient à défendre des forces répressives qui imposent des mesures d’austérité néo-libérales à des travailleurs exploités dans une économie extractiviste. La place de ceux qui s’opposent sincèrement au capitalisme est aux côtés des travailleurs ordinaires et des rebelles qui s’opposent à la classe dominante, pas du côté des gouvernements qui prétendent représenter les manifestants tout en les mitraillant et les emprisonnant.

Il ne s’agit pas de dire que les affrontements au Kazakhstan sont le fruit d’une lutte anticapitaliste unifiée, ni même d’un mouvement de travailleurs. Les récits les plus crédibles de la composition sociale des manifestations témoignent d’une vaste diversité de participants, utilisant différentes tactiques pour arriver à diverses fins. Bien sûr, notre sympathie va aux travailleurs qui protestent contre l’augmentation du coût de la vie et nous soutenons également les chômeurs et marginalisés qui pratiquent le pillage.

Une crise comme celle que connaît le Kazakhstan rouvre toutes les fractures qui traversent la société. Tout conflit préexistant est poussé jusqu’à un point de rupture : tensions religieuses et ethniques, rivalités entre élites dirigeantes, course géopolitique pour l’influence et le pouvoir. Nous avons également, dans une moindre mesure, observé le même phénomène lors du mouvement des Gilets Jaunes en France, et aux États-Unis lors du soulèvement George Floyd. Ces crises n’ont cependant pas été aussi loin que le soulèvement au Kazakhstan, où, en raison du caractère retranché et autoritaire du pouvoir, toute lutte est de l’ordre du « quitte ou double ».

S’il est vrai, comme nous l’avons avancé, que les manifestants kazakhs s’opposent aux mêmes forces que celles auxquelles nous nous confrontons partout dans le monde, alors la violente répression de ces manifestations par les soldats de six armées différentes doit nous interroger. Alors que des catastrophes politiques, économiques et écologiques frappent les unes après les autres tout autour du globe, il semble que de telles éruptions deviennent pratiquement inévitables. Comment alors se préparer et anticiper pour augmenter les chances que ces ruptures tournent en notre faveur, malgré toutes les forces qui convergent contre nous ? Dans de tels moments de potentialité révolutionnaire, comment interroger la transformation avec celles et ceux qui font société avec nous ? Comment concentrer le conflit sur des axes libérateurs et créateurs, alors même que nous sommes au coude-à-coude avec d’autres factions, qui cherchent à donner une place centrale à leurs idéologies et à servir leurs intérêts ? Comment éviter à la fois le conspirationnisme et la manipulation, à la fois le défaitisme et la défaite ?

Dans le montage qui suit, composé en collaboration avec des anarchistes russes, nous présentons une analyse du soulèvement survenu au Kazakhstan, dans la région ex-soviétique, et partageons un entretien que nous avons mené avec des anarchistes à Almaty, aussitôt que l’accès à Internet a été rétabli, après la coupure.

La prison des nations

A partir du 1er janvier, ce qui avait commencé comme une simple protestation contre l’augmentation du coût de la vie s’est transformé en soulèvement à l’échelle nationale, qui a pour l’instant été brutalement réprimé par une combinaison de forces militaires nationales et étrangères.

Au départ, les manifestants demandaient la démission du gouvernement, une diminution du prix du gaz, et le départ de l’ancien président – Nursultan Nazarbayev, l’éminence grise du Kazakhstan – de la tête du Conseil de Sécurité Nationale. Le slogan “Shal ket!”—”Papy, dégage !” a résonné dans tout le pays. Alors que les manifestations prenaient de l’ampleur, les gens en sont vite arrivés à ne plus vouloir rien d’autre qu’un changement complet du gouvernement, y compris du président actuel Jomart Tokayev.

Le régime a tenté de réprimer les manifestations. Mais les participants ont réussi à s’emparer de certaines armes de la police et à répliquer en pillant des magasins et en incendiant ou en occupant des bâtiments municipaux. Le président Tokaev a déclaré l’état d’urgence et envoyé les militaires contre les manifestants avec ordre de tirer à vue sur quiconque oserait résister. Au même moment, Tokayev a officiellement demandé à l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC, alliance militaire comprenant la Russie et plusieurs autres pays voisins) de l’aide pour reprendre le contrôle du pays.

Selon le ministre de l’Intérieur kazakh, près de 8000 personnes ont été arrêtées durant les manifestations, et au moins 164 ont été tuées ; depuis, des chiffres bien plus importants ont circulé. Certains blogueurs influents et leaders syndicaux ont été déclarés disparus. Internet a été coupé pendant plusieurs jours. Plusieurs personnes ont été abattues sur les places et dans les rues par des snipers ou des soldats.

La répression militaire du soulèvement, et l’intervention de l’OTSC, ont joué un rôle majeur dans le dénouement de la crise. A partir du 10 janvier, certains reportages et témoignages qui nous parviennent du Kazakhstan font état de l’arrêt des combats à Almaty et des rassemblements de masse dans les autres villes.

Voici l’analyse, publiée sur leur canal Telegram, d’Anarchist Fighter, une plateforme anarchiste qui a observé les événements depuis la Russie :

1) Intervention de l’OTSC. Toutes les sources relativement fiables parmi les kazakhs y voient une intervention et une atteinte à leur souveraineté par « Big Brother ». Chaque heure de présence de ces forces dans le pays amplifie le mécontentement et la colère ;

2) La règle autoritaire n’a pas disparu. Le président Tokayev a concentré encore plus de pouvoir entre ses mains, a fait intervenir des armées étrangères, a ordonné à ses troupes de « tirer sans sommation »… Mais les kazakhs ne sont pas résignés par la brutalité gouvernementale. Elle ne les arrête pas, et le mécontentement à l’égard du gouvernement ne disparaît pas.

3) Les crises économiques ne cesseront pas sans réformes fondamentales en faveur de la justice sociale. Ce qui est actuellement mis en œuvre n’est essentiellement qu’un report de l’augmentation des prix. Aucune mesure pour combattre la pauvreté et diminuer les inégalités n’est promise par les autorités. Par conséquent, le mécontentement qu’ils ont créé ne s’apaisera pas.

“Wahhabites, Terroristes, Manifestants” – Désinformation sur le soulèvement

D’après le podcast d’avtonom.org, “Trends of order and chaos,”

Les autorités kazakhes font tout ce qu’elles peuvent pour sauver la face et construire leur propre version de la réalité. L’opération punitive est appelée « contre-terrorisme », comme si le terme « terroriste » pouvait désigner toute personne s’opposant aux autorités par des moyens violents. Les gens en rébellion sont qualifiés de « militants et bandits [qui doivent] être tués », et la cause du soulèvement est censée être à chercher dans « les médias libres et les personnalités étrangères », selon les mots de Tokayev lui-même. Nous assistons au déploiement d’une propagande quasiment en direct. Quiconque refuse de croire que le noir est blanc et que la guerre c’est la paix finira au poteau. Après tout, personne ne plaint les « terroristes », et c’est une logique que les dictateurs post-soviétiques connaissent par cœur.

Depuis le début des affrontements les médias, qu’ils soient kazakhs ou étrangers, ont souvent affirmé savoir qui étaient les protestataires. Les qualificatifs ont varié de « manifestants » à « jeunes agressifs » en passant par « maraudeurs » jusqu’aux « brigades nationalistes », aux « 20 000 bandits qui attaquent Almaty » ou aux « terroristes islamiques ». S’il est vrai que de nombreux groupes et factions ont participé au soulèvement, c’est même plutôt logique puisque toute la société était représentée dans ce soulèvement, avec toutes les différences et les contradictions que cela implique. On peut facilement imaginer que des personnes très différentes ont participé aux actions contre le régime, y compris aux affrontements et aux pillages.

D’après Anarchist Fighter :

Le journaliste Maksim Kurnikov a apporté quelques éléments très intéressants dans le podcast d’Ekho Moskvy. Il a notamment remarqué que le motif « prendre des armes dans les magasins d’armes puis attaquer les forces de sécurité » n’est pas nouveau au Kazakhstan.

Il s’est passé exactement la même chose dans la ville d’Aktobe en juin 2016 : plusieurs dizaines de jeunes hommes, divisés en plusieurs groupes, ont récupéré des armes dans deux magasins, se sont emparés de véhicules, et ont attaqué la Garde Nationale, qui les a vaincu. Les autorités kazakhes se sont montrées très confuses à propos de cette affaire. On ne sait toujours pas vraiment sur quoi se reposent leur affirmation d’une « connexion islamiste ».

Kurnikov parle également de gardes paramilitaires dans des raffineries illégales dans l’Ouest du Kazakhstan, composées de villageois locaux, péjorativement appelés “mambets” (fermiers collectifs) par les citadins Kazakh. Ces groupes se sont aussi parfois engagés dans des affrontements armés avec la police.

Qu’est-ce que tout cela nous dit ? Bien sûr, que les mots du président Tokayev à propos de « groupes terroristes soigneusement formés à l’étranger » relèvent de la pure propagande et très certainement du mensonge grossier. Il semble également très peu probable que ces cellules armées, capable de prendre le contrôle des institutions de sécurité et des arsenaux, prennent soudain sous la forme d’une foule hétéroclite. En outre, nous n’avons aucune preuve de l’implication de groupes islamistes ou nationalistes dans les événements d’Almaty. Cependant, en principe, de tels groupes existent bel et bien dans la société kazakhe. Il est probable que les personnes engagées dans les affrontements directs avec les forces de sécurité comprenaient à la fois des membres de tels groupes, et des manifestants spontanément auto-organisés. On peut faire l’analogie avec le mouvement autour de la place Maidan en 2014 i.e., les manifestations à Kiev], pendant lequel la défense était organisée à la fois spontanément par la foule, et au travers de la participation de groupes organisés qui s’y sont joint.

Les allégations concernant la participation de groupes islamistes fondamentalistes aux événements peuvent être vraies, dans une certaine mesure. Mais il est également certain que les autorités utilisent toute information les concernant pour discréditer tous les autres groupes et individus impliqués dans le soulèvement. Le désespoir économique et les persécutions politiques et sociales conduisent parfois au fondamentalisme, comme à d’autres formes de radicalisme.

Selon Anarchist Fighter:

« La question de l’équilibre réel des forces parmi les acteurs non-étatiques reste urgente :

Le journaliste d’opposition Lukpan Akhmedyarov a exprimé sur la radio Ekho Moskvy sa conviction que les attaques armées contre les autorités à Almaty étaient l’œuvre des agents de Nazarbayev. Les arguments qui fondent sa conviction ne sont pas très clairs.

Il faut dire qu’Akhmedyarov a remarqué à Uralsk – la ville dont il est originaire – sur la place à côté des manifestants, un groupe de plusieurs dizaines de personnes organisées et appelant à un assaut sur l’Akimat. Un petit groupe d’« instigateurs habillés à l’identique » a été également remarqué à Kostanai.

De quoi s’agit-il ? Une force rebelle organisée dans l’ombre, des groupes criminels, ou des provocateurs appuyés par les services d’État ? Ou peut-être une fiction « non-violente », qui chercherait à immédiatement étiqueter celles et ceux qui pratiquent l’action directe comme des agents de l’État ? Il n’y a pour l’instant pas de réponse certaine.

Une chose est sûre : la division des manifestants entre « pacifistes » et « terroristes » est une déformation de la réalité. Même avant les événements à Almaty, on pouvait voir des clips en provenance de la même ville d’Uralsk, dans lesquels les manifestants libéraient courageusement des personnes arrêtées par la police.

Permettons nous un truisme : oui c’est vrai, une protestation radicale « violente » ne garantit pas du tout le succès, ni n’immunise contre les provocations d’état. Mais dans notre réalité autoritaire, une protestation purement « non-violente » est condamnée par avance. « Vous avez été entendus, nous allons régler le problème et nous allons emprisonner les plus violents d’entre vous » est la réponse systématique du pouvoir en Russie, en Biélorussie, au Kazakhstan…

Les différentes rumeurs sur les conflits internes dans la structure du pouvoir au Kazakhstan et les spéculations à propos des manœuvres géopolitiques en jeu dans le soulèvement pourraient bien être toutes vraies. Mais leur donner une place centrale dans l’explication de ce qui est en train de se passer au Kazakhstan est un choix politique : le choix de nier l’agentivité des innombrables personnes « ordinaires » qui ont participé au soulèvement pour leurs propres raisons. Comme dans toute théorie conspirationniste, cela suppose que les seules personnes qui peuvent avoir un effet sur la situation sont des hommes et femmes de pouvoir agissant dans l’ombre ; cela sert également à détourner l’attention des choses évidentes, que tout le monde sait, comme le fait que l’élite politique kazakhe profite de l’expertise de tous et toutes.

Rumeurs et spéculation servent à influencer les événements et la façon dont nous les comprenons et nous y engageons. Vraie ou pas, chacune de ses interventions sert à concentrer l’attention sur certaines figures, et à diffuser un certain nombre d’assertions sur la façon dont le monde fonctionne. Si ces théories conspirationnistes jettent suffisamment le doute sur les participants au soulèvement pour empêcher les gens de soutenir celles et ceux qui se lèvent contre l’exploitation économique et la domination politique, alors elles auront atteint leur objectif : faire en sorte que tout le monde, partout, reste dépendant des élites politiques.

Tokayev lui-même n’a pas hésité à propager les histoires les plus surprenantes, affirmant que les terroristes internationaux qui auraient dirigé les révoltes ne pourraient pas être identifiés car leurs corps auraient été volés dans les morgues. Selon Anarchist Fighter :

« Il s’avère que les terroristes ne peuvent pas être montrés au public, même morts. Leurs compagnons d’armes ont kidnappé les morts directement dans les morgues !

Et le pire est que les autorités kazakhes déclarent ouvertement, sans honte, que les manifestants radicaux se déguisent en policiers et en soldats ( !!!) Maintenant, n’importe quelle atrocité peut être attribuée aux révolutionnaires eux-mêmes. Peut-être que les manifestants se sont en fait tirer dessus par « les déguisés » ? Et si maintenant il s’avère que les enfants et les journalistes se font fait tirer dessus par des hommes en uniforme, alors vous le saviez déjà : bien sûr, il s’agissait d’« émeutiers » déguisés et pas des bourreaux des forces spéciales de Tokayev.

Au-delà de poser la question de qui participe au soulèvement, il faut se demander qui bénéficie de la répression. Comme l’a formulé quelqu’un dans un commentaire,

Poutine n’est pas un nationaliste mais un garant. Il garantit la sécurité des élites post-soviétiques et la sûreté de leurs propriétés. Il ne la garantissait auparavant que dans la Fédération de Russie, mais il semble aussi faire la même chose au Kazakhstan désormais. Après tout, le capital russe est aussi présent là-bas.

Regardez la liste Forbes pour le Kazakhstan. Les vrais bénéficiaires des opérations de maintien de la paix y sont listés. La liste est d’ailleurs internationale.

Les deux premières places sont occupées par des homonymes kazakhs d’origine coréenne, Vladimir Kim et Vyacheslav Kim. Le premier est l’actionnaire majoritaire de KAZ Minerals, une « société britannique de cuivre », selon Wikipedia. En 2021, sa fortune a augmenté de 600 millions de dollars. Le second Kim possède, avec la société d’investissement russe Baring Vostok, une des principales banques kazakhes, la Kaspi Bank, également cotée à Londres et qui a connu une croissance impressionnante, malgré la pandémie. En troisième place, j’ai été surprise de trouver un citoyen de Géorgie, Lomatdze, qui est également co-propriétaire et gestionnaire de la Kaspi Bank.

Vient ensuite un certain Bulat Utemuratov, qui s’est spécialisé dans le commerce international lors de sa participation au gouvernement Nazarbayev dans les années 90. Il possède ForteBank, dont le chiffre d’affaire net de 2020 « s’est élevé à 53,2 milliards de tenges » (121 millions de dollars), ainsi que des intérêts majeurs chez les principaux opérateurs mobiles, 65 % de la compagnie minière RG Gold et tout un tas d’autres actifs, dont une franchise Burger King et les hôtels « Ritz-Carlton à Nur-Sultan, Vienne et Moscou »…

Les cinquièmes et sixièmes places sont partagées par la fille et le gendre de Nazarbayev. Le gendre, Timur Kulibayev, détient « la majorité des parts dans la société Singapore’s Steppe Capital Pte Ltd », qui possède la société « néerlandaise » KazStroyService Infrastructure BV et Asset Minerals Holdings (Caspi Neft JSC, 50% de Kazazot JSC).

Dinara Kulibayeva, la fille de Nazarbayev, possède avec son mari la Halyk Bank of Kazakhstan – dont « la capitalisation boursière a atteint 3,1 milliards de livres (4,3 millions de dollars). » En septième position on trouve Timur Turlov, un spéculateur financier russe, fondateur de la « Société américaine d’investissement » Freedom Holding Corp. « D’après les déclarations financières de la compagnie, ses actifs ont triplé en 2020 pour atteindre 1,47 milliards de dollars (432,5 millions en 2019), ses fonds propres ont presque doublé jusqu’à 225,5 millions de dollars (131,3 millions en 2019), son bénéfice net a été multiplié par 10 pour atteindre 42,3 millions de dollars (4 millions en 2019). »

Et ainsi de suite.

Et de l’autre côté de la barricade, on retrouve toutes celles et ceux qui travaillent pour ce beau monde [en français dans le texte] pour 300 dollars par mois (salaire médian approximatif au Kazakhstan), extraient des minerais pour les compagnies « britanniques » ou « singapouriennes » ou travaillent pour leurs concitoyens dans le secteur des services, qui appartient lui aussi aux personnes citées dans la liste ; ou celles et ceux qui n’ont pas trouvé de travail du tout dans les grandes et moyennes entreprises, et dont les revenus ne peuvent être que supposés (sans soute plus bas que le salaire médian). Les travailleurs, concentrés autour des entreprises, demandent des garanties sociales (baisse des prix des services publics, soins médicaux gratuits, hausse des salaires, etc.). Celles et ceux qui ne travaillent pas du tout essaient simplement d’obtenir ce qu’il leur faut en brisant les vitrines des magasins et des banques et en en pillant le contenu.

Étant donné que les travailleurs sont certains d’être éjectés dès que la pression retombera, leurs actions ne peuvent pas décemment être qualifiées d’injustes ou d’irrationnelles.

Un printemps retardé depuis trente ans

Encore une fois, d’après le podcast d’avtonom.org, « Trends of order and chaos, » :

« Les autorités kazakhes et le président Tokayev n’avaient pas confiance dans leurs propres structures gouvernementales et policières. La police et l’armée avaient déjà commencé à se ranger du côté des rebelles, et il était évident que toutes sortes de scénarios étaient possibles. Dans ces circonstances, Tokayev a opté pour la solution la plus extrême – en appeler aux forces punitives d’autres pays. C’était un suicide politique : il admettait en fait être en guerre contre son propre peuple et même contre son propre appareil d’État. »

La situation au Kazakhstan a dégénéré très rapidement – et pas seulement les manifestations, mais aussi la brutalité avec laquelle elles ont été réprimées. Les affrontements dans les rues sont la conséquence de décennies de mise à l’épreuve de la patience des Kazakhs. La société kazakhe a déjà connu des combats et des fusillades dans les rues – en 1986, quand le gouvernement de Mikhail Gorbachev a réprimé un soulèvement à Almaty, en perpétrant un massacre [1], et en 2011, quand la police avait fait feu sur des travailleurs en grève à Zhanaozen , et avait tué plusieurs dizaines de personnes.

Lorsque les premières nouvelles de l’intervention militaire intérieure sont tombées, cela n’a pas semblé porter un coup important au soulèvement. Les combats n’ont pas cessé pour autant – ils se sont même intensifiés. On a pu voir des vidéos de soldats désarmés dans la foule, acclamés pour avoir changé de camp.

Puis Internet a été coupé. Officiellement, la coupure avait pour but « d’empêcher les terroristes de divers pays qui combattent à Almaty de communiquer avec leurs quartiers-généraux. » A cause de cela, un manque crucial d’informations en provenance des lieux où le soulèvement se déroulait s’est fait sentir, ce qui a facilité la déformation des événements. À une époque où tout est filmé, photographié, mis en ligne et partagé, couper un soulèvement social de ses moyens de communication permet de l’effacer de la réalité, et d’ouvrir un espace dans lequel les contrevérités peuvent prospérer.

Pourtant l’un des événements les plus importants a eu lieu à la vue de tous et toutes : l’intervention de l’OTSC. Elle a soulevé de nombreuses contradictions à la fois. Officiellement qualifiée d’« aide au maintien de la paix par l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) », l’intervention a mobilisé un contingent de 200 soldats arméniens et tadjiks, 500 soldats biélorusses (où le dictateur Lukashenko a lui aussi récemment réprimé un soulèvement), un nombre indéterminé de soldats kirghizes et 3000 soldats russes. Il n’est pas anodin de remarquer que les parachutistes russes qui ont été déplacés au Kazakhstan sont commandés par Anatoliy Serdyukov, qui a l’expérience des guerres de Tchétchénie, de l’annexion de la Crimée et de la guerre en Syrie. L’impérialisme russe en pleine démonstration.

Au Kazakhstan, le régime s’efforce de rester au pouvoir par tous les moyens nécessaires, quitte à inviter les dictatures voisines à envahir le pays. Pour les Kazakhs, cela devrait signer la fin définitive de toute légitimité qu’ils pouvaient encore accorder à Tokayev. Tout le monde dans la région peut constater que l’OTSC incarne l’unité des gouvernements contre leurs peuples.

Selon avtonom.org:

« Un président qui appelle les gens de son propre pays des « groupes terroristes » constitue un nadir [2], même selon les standards des « républiques » autoritaires post-soviétiques.

Dans les faits, il s’agit d’une invasion par un autre pays, effectuée au bénéfice d’autorités qui ont perdu la confiance de leur population. Cela peut conduire à la perpétuation du scénario de la « Russie prison des nations » et s’inscrit dans la continuité de la répression des révolutions hongroises de 1848 et 1956, des chars dans les rues de Prague en 1968, et de l’invasion de l’Afghanistan en 1979. »

De Zhanaozen à Almaty: Se souvenir des morts

Dans Anarchist Fighter :

« Le soulèvement actuel au Kazakhstan a commencé par des manifestations à Zhanaozen. La ville où, en décembre 2011, les autorités avaient fait feu sur des travailleurs du pétrole en grève. La tragédie de Zhanaozen a laissé sa marque sur la culture protestataire au Kazakhstan. Les gens ont honoré la mémoire des morts. Le devoir des vivants était de continuer le travail de celles et ceux qui étaient tombés.

Et en janvier 2022, Zhanaozen s’est à nouveau soulevée. La première ville du pays, un exemple pour toutes les autres. La raison officielle des manifestations était l’augmentation des prix du gaz et des denrées alimentaires. Mais, comme l’avait relevé Mikhaïl Bakounine, un simple mécontentement vis-à-vis de la situation matérielle ne suffit pas à une révolution, une idée mobilisatrice est nécessaire. Au Kazakhstan, c’est notamment la loyauté aux combattants tués en 2011 qui a joué ce rôle. Les travailleurs tombés sous les balles ne verront jamais le monde qu’ils avaient rêvé, mais la mort au nom de ce rêve est devenue un testament pour que les vivants continuent leur lutte. Et il n’y a donc plus de retour en arrière pour les rebelles du Kazakhstan.

La culture de la rébellion kazakhe a beaucoup à nous apprendre. Nous aussi devons conserver la mémoire des martyrs du mouvement de libération en Russie et en Biélorussie. La mémoire de Michael Zhlobitsky, Andrey Zeltzer, Roman Bondarenko et des autres héros. Ils sont morts pour nous rendre plus courageus et plus forts, et nous avons une dette envers eux. Nous devons raconter comment ils vivaient et la raison pour laquelle ils ont donné leur vie. Comme le montrent les événements au Kazakhstan, les martyrs sont capables de nous pousser à la révolte. »

Entretien : Témoignages directs d’anarchistes à Almaty

Pour avoir plus de recul sur les événements au Kazakhstan, nous avons contacté deux anarcha-féministes qui ont assisté en direct à certaines scènes du soulèvement. Elles n’étaient pas en première ligne des affrontements, mais ce sont des militantes reconnues qui ont participé à l’organisation du mouvement féministe dans la ville depuis des années [3]. Elles représentent donc ce qui s’apparente le plus à un regard « neutre » sur les événements parmi les sources dont nous disposons.

Pouvez-vous vous présenter et nous expliquer la situation dans laquelle vous vous trouvez ?

Nous sommes deux anarchistes originaires du Kazakstan. Nous avons participé à de nombreuses activités anarchistes, éco-féministes, pour la libération animale à Almaty pendant les onze dernières années, mais nous ne sommes plus tellement actives en ce moment.

Je ne peux pas citer de mouvement anarchiste au Kazakhstan au XXIème siècle. Il y a eu quelques activités underground dans les années 90, mais en ce moment, rien de tel. Avant, je participais à un groupe marxiste qui a organisé des réunions, un groupe de lecture et quelques lectures publiques. Je ne sais pas ce que font maintenant les ex-membres de ce groupe qui sont restés ici. En tout cas, je n’entends plus parler d’aucun groupe « de gauche ».

J’étais l’une des organisatrices de l’un des premiers mouvements féministes ici : Kazfem. Nous avons organisé de nombreuses activités et performances, publié une revue féministe intitulée Yudol’, et organisé des manifestations pour la journée du 8 mars [Journée internationale des femmes].

Il existe actuellement un mouvement de jeunesse pour les droits civils appelé Oyan Kazakhstan (« Kazakhstan Debout »). Il organise des réunions publiques, des performances, des marches, et ses participants sont régulièrement harcelés par la police. Le mouvement a démarré après l’action menée par Beibarys Tolymbekov et Asya Tulesova pendant le marathon de la ville en 2019 [4]. Ils ont été emprisonnés pendant 15 jours, ce qui a déclenché une grande vague d’attention, particulièrement sur les réseaux sociaux, ce qui n’était jamais arrivé auparavant. Il existe une théorie complotiste – à laquelle je ne crois pas – selon laquelle tous ces militants seraient pro-gouvernementaux, car personne n’est emprisonné actuellement. Je connais beaucoup d’entre eux personnellement. Ils soutiennent aussi les luttes féministes et LGBTQ. Dans le camp opposé – principalement composé de haters sur internet et de certains médias gouvernementaux – les gens prétendent que ce mouvement est l’œuvre de « l’Occident » (l’Europe et les États-Unis).

Le Kazakhstan est un pays autoritaire. Nous avons eu le même président [Nursultan Nazarbayev] pendant 28 ans, et le nouveau [Kassym-Jomart Tokayev] est sa marionnette. Mais quand le premier a démissionné, les gens ont commencé à envisager le changement. Le culte de la personnalité autour de Nursultan Nazarbayev n’a pas disparu après sa démission. La capitale, Astana, a même été rebaptisée « Nursultan », ce qui a entraîné de nombreuses protestations. Pendant les dernières années, et particulièrement pendant la pandémie, la situation économique s’est empirée : inflation très élevée, corruption, etc. De plus, beaucoup de nos terres ont été vendues ou louées à la Chine ou à d’autres pays.

Ç’a toujours été comme ça, mais il y a encore dix ans, ou même cinq, les personnes loyales au président et qui ont peur de la « déstabilisation » étaient plus nombreuses. À cette époque, on pouvait encore penser que nous [le Kazakhstan] étions en train de nous « développer », que les choses iraient bientôt mieux.

Même au moment des événements de Zhanaozen en 2011, lorsque les travailleurs ont été abattus, il y a eu peu de soutien de la part d’Almaty. De nombreuses personnes pensaient que ce qui s’était passé était normal.

Auparavant, les manifestations étaient organisées et soutenues par les générations plus anciennes, par les travailleurs et les habitants des régions, des auls (villages), et généralement sous la coupe de Mukhtar Oblyazov, le douteux leader de l’opposition. Mais ces trois dernières années, on a pu voir l’émergence de militants issus de la classe moyenne urbaine, surtout à Almaty mais du soutien est aussi venu d’autres villes.

En passant, il me semble que les enjeux écologiques à Almaty – où nous expérimentons des taux de pollution extrêmement hauts et qui s’aggravent d’années en années – sont la principale cause de l’engagement de la jeunesse ici. En plus du développement des réseaux sociaux, bien sûr.

Pouvez-vous nous raconter ce que vous avez vécu à Almaty la semaine dernière ?

Peu de temps après le Nouvel An, des nouvelles à propos d’un soulèvement des travailleurs de Zhanaozen ont commencé à nous arriver. La protestation était pacifique, mais les revendications assez radicales – de la baisse des prix du gaz à la démission du gouvernement. Des manifestations ont également commencé dans d’autres villes. On a appris que des actions de solidarité auraient lieu à Almaty le 4 janvier, mais on n’avait pas d’informations plus précises que cela.

En rentrant chez moi ce jour-là, j’ai entendu parler de manifestations dans différents quartiers de la ville et de l’arrestation de militants d’Oyan Kazakhstan [le mouvement de jeunesse mentionné plus haut]. Je vis un peu en dehors de la ville, dans les montagnes, et une fois arrivée à la maison il était déjà clair que quelque chose de grave était en train de se passer. Dans la soirée, toutes les connexions Internet ont été coupées. Je ne savais pas où je pouvais aller ni si je pourrai revenir.

A propos de ce qui s’est passé en ville pendant ce temps, mon camarade Daniyar Moldabekov, journaliste politique, a écrit :

« Quand les manifestants se sont approchés de la place, la police a commencé à lancer des grenades assourdissantes et des gaz lacrymogènes. Avec des milliers d’autres, nous avons étouffé, nos yeux et nos visages nous brûlaient, nous nous sentions malades, nous toussions sans cesse. C’est un miracle que je ne me sois pas évanoui. Ils ont dû tirer plus d’une centaine de grenades entre 23 heures et 4 heures, quand mes collègues ont dû me ramener chez moi. Je pouvais encore entendre les détonations depuis mon appartement.

Environ une heure après avoir atteint la place de la République, la foule s’est dirigée vers la rue Abai. Là, ils ont fait face à un véhicule de transport de troupe blindé qui se dirigeait dans leur direction. Un camion est passé avec des citoyens agitant des drapeaux kazakhs. Certains d’entre eux portaient des boucliers qui semblaient avoir été arrachés à la police anti-émeute. »

Les gens ont entendu des explosions toute la nuit. Je refusais d’y croire. Le matin, les nouvelles nous sont arrivées par téléphone. Pendant une demi-journée, j’ai appelé tout le monde, j’ai entendu parler des victimes, de la libération des militants. Il était encore possible de se connecter en ligne chez des amis. Le bâtiment de l’Akimat (la mairie) était occupé. Tout le monde essayait de nous persuader de rester chez nous. Certaines personnes, qui pensaient que les manifestations avaient un caractère nationaliste, commençaient à avoir peur (je suis d’origine russe).

Il n’y avait aucune information disponible sur qui se trouvait sur la place ou dans la ville à ce moment-là. Mon ami et moi avons décidé d’aller voir par nous-mêmes.

La ville était à moitié vide. Des voitures arborant des drapeaux kazakhs circulaient dans les rues, leurs occupants criant avec joie. Tout était fermé. Sur les portes, des panneaux sur lesquels on pouvait lire « nous sommes avec le peuple ». Une atmosphère excitante. Alors que nous nous rapprochions de la place, il y avait de plus en plus de groupes de jeunes hommes. J’ai vu une épaulette de police qui traînait sur la route. Des gens avec des bâtons se rassemblaient. C’est devenu un peu effrayant, mais personne n’était agressif. Au monument des événements de 1986 (le soulèvement contre le régime soviétique), nous avons rencontré des manifestants avec des boucliers de police. Aucun policer ou soldat n’était en vue.

Nous avons alors vu l’Akimat brûler. On ne pouvait pas en croire nos yeux. Les gens alimentaient des feux de joie. Tout le monde était calme. Ils ont enfoncé les portes du bâtiment qui fait face à l’Akimat. Il y a avait des chaînes de télévision et d’autres services gouvernementaux. Des hommes sont revenus vers nous : « Pourquoi êtes-vous venus ? » (ils voulaient dire : « Pourquoi êtes-vous venus, alors que vous êtes des Russes? »).

« C’est ma ville, autant que la vôtre », ai-je répondu. Ils nous ont accueillis joyeusement. Nous n’avons ressenti aucune agressivité de leur part.

Nous avons proposé aux manifestants du thé chaud. L’homme nous a dit avoir été aux manifestations dès le début et que tout avait commencé pacifiquement, jusqu’à ce que les autorités commencent à utiliser des grenades assourdissantes et à recourir à la violence.

« Maintenant », a-t-il dit, « ils tirent sur les combattants ». Les gardes restaient seulement proches du bâtiment de l’Akimat.

Lui et un autre homme avaient vu des personnes se faire tirer dans la tête. Ils appelaient des taxis pour emmener les blessés à l’hôpital. Il nous a dit qu’ils prévoyaient d’occuper l’aéroport, pour que les militaires russes ne puissent pas y atterrir.

La plupart des bourgeois à la tête du gouvernement et dans les affaires avaient déjà quitté le pays sur des vols privés. Selon certaines rumeurs, N. Nazarbaev avait lui aussi quitté le pays.

Aucune des personnes que nous avons vues sur la place ne ressemblait à des « maraudeurs » [sic].

Ils voulaient la démission du gouvernement. Ils n’exécutaient pas d’ordres, personne ne tirait les ficelles. C’était un soulèvement des travailleurs à l’échelle nationale. Personne n’avait peur de mourir, mais personne n’était en colère. Ils nous ont montré des blessures causées par des balles en caoutchouc et nous ont prévenu qu’il y aurait bientôt des tirs plus sérieux, et qu’il était préférable pour nous de partir.

Le son des explosions et des tirs est devenu de plus en plus fréquent. Nous sommes parties. Un homme nous a déposés en voiture. Pendant toutes ces journées, les gens ont fait preuve d’une grande solidarité les uns envers les autres.

Mes amis et moi avons décidé de rester ensemble à la maison. Nous étions tous surexcités. C’était avant que ne nous parviennent les informations sur les destructions, les pillages et victimes civiles. A minuit, entre le 5 et le 6 janvier, toutes les connexions internet ont été coupées. Nous avons été isolés pendant quatre jours ; on ne pouvait que passer et recevoir des appels, et cela ne fonctionnait même pas très bien.

Cette nuit, toute la ville a été abandonnée par les services publics, y compris les pompiers et les services médicaux. Les incendies ont été éteints par des volontaires, et certains manifestants et volontaires ont tenté d’arrêter les « voleurs ». [sic] [5]

Le 7 janvier, quelques magasins et distributeurs de billets éloignés du centre-ville fonctionnaient encore. Dans le centre, tout semblait tranquille – si l’on met de côté les bâtiments administratifs incendiés autour de la place. Certains services fonctionnaient encore. La veille, il avait été possible de rentrer dans les immeubles, personne ne les gardait. Cette fois, nous avons pris quelques photos puis nous avons entendu un coup de feu à proximité et nous avons quitté la zone.

Le matin du 9 janvier, il est à nouveau devenu possible d’établir une connexion internet grâce à des proxys. La connexion mobile n’était toujours pas disponible. Le 10 janvier au matin, la connexion a été rétablie partout, mais seulement jusqu’à 13h, puis elle est revenue entre 17h et 19 heures 30.

On entend beaucoup parler, à l’extérieur du Kazakhstan, de ceux qui seraient « derrière » les manifestations. Ces accusations ont-elles une quelconque crédibilité ? On a également pu voir des reportages affirmant que des conflits entre factions rivales, au sein même de la structure de pouvoir, contribuent à la situation. Par ailleurs, dans quelle mesure pensez-vous que le fondamentalisme islamique est impliqué dans ces événements ?

Malgré la rumeur de sa démission, le président Tokaev est toujours au pouvoir. Actuellement, les différents médias gouvernementaux diffusent énormément de désinformation et de propagande et il est encore tôt pour tirer des conclusions. Cependant, certaines choses nous paraissent claires.

Tout a commencé par un soulèvement populaire. Oui, les gens ont incendié l’Akimat, mais personne ne les dirigeait. Ils voulaient juste mettre fin au vieux régime. Il ne s’agissait pas de « criminels » [sic].

Après que ça a commencé, d’autres forces sont apparues. Nous ne savons pas qui c’était. Mais il est vrai qu’ils étaient organisés. Mais par qui ? Il y a beaucoup de rumeurs. Certains médias officiels disent qu’ils venaient du Kirghizstan [voisin], où plusieurs révolutions ont eu lieu depuis l’indépendance [comme le Kazakhstan, le Kirghizstan est devenu indépendant à la chute de l’Union Soviétique, en 1991]. Ces organes diffusent également des informations à propos de Talibans ou de djihadistes. Des gens que je connais personnellement m’ont dit avoir vu des gens dans la rue qui « leur ressemblait » [sic].

Ici au Kazakhstan, je n’ai rien entendu à propos de la CIA [l’Agence centrale du renseignement du gouvernement des États-Unis]. Je pense qu’il s’agit de propagande russe.

L’ancien conseiller du président a fait état d’une conspiration à l’intérieur des structures gouvernementales, et affirmé qu’avaient existé pendant plusieurs années des « camps d’entraînement » dans les montagnes et que le Comité de sécurité nationale cachait cette information. Il a déclaré : « Je dispose d’informations exclusives selon lesquelles, par exemple, l’ordre a été donné, 40 minutes avant l’attaque sur l’aéroport, de supprimer complètement le cordon de sécurité et de retirer les gardes. »

Que pouvez-vous dire des dynamiques internes du soulèvement ?

Tout le monde à l’extérieur du Kazakhstan cherche à analyser ce qui se passe, même si c’est très difficile à faire hors contexte. Et c’est tout aussi difficile depuis l’intérieur du pays à cause du manque d’informations complètes. Je pense que même nous – les habitants du pays – ne comprendrons pas ce qui s’est passé avant longtemps. Outre le fait qu’il n’y a toujours pas de connexion internet stable aujourd’hui, et qu’avant cela il n’y avait même pas d’accès au réseau mobile, toutes les chaînes d’information sont sévèrement censurées, et cela ne va faire qu’empirer.

Je ne vais pas décrire ici les différentes théories qui circulent, mais elles concernent toutes les différentes luttes de pouvoir entre le clan Nazarbayev et d’autres clans rivaux – par exemple, il est possible que Tokayev se serve de l’assistance russe pour sécuriser sa position au pouvoir.

Ce qui est effrayant dans tout cela, c’est que des dizaines de milliers de personnes se sont impliquées dans le mouvement, et que leurs tentatives bien intentionnées de changer les conditions politiques et sociales de ce pays pour le bien de tous sont maintenant utilisées par quelques personnes pour se partager les ressources du pays d’une nouvelle manière. Tout a commencé par les revendications économiques des travailleurs de l’ouest du Kazakhstan, qui protestaient contre la forte hausse des prix du gaz. Puis les demandes sont devenues politiques : la démission du gouvernement et du président, l’élection des akims (maires), et la mise en place d’une république parlementaire. Certaines revendications ont été acceptées, mais pas immédiatement appliquées, et quand elles ont été ignorées, une vague de protestation et de solidarité s’est répandue dans toutes les villes du Kazakhstan, à tel point que tout cela a ressemblé de l’extérieur à un grand surgissement révolutionnaire, ce qui ne s’était jamais produit pendant trente ans de régime autoritaire.

Nous ne pouvons rien affirmer aujourd’hui, à l’exception d’une chose : cette contestation n’avait pas de leader, et les émeutes et les occupations des bâtiments administratifs n’exprimaient pas de revendications particulières. Mais il y a eu des meurtres et un grand nombre de victimes parmi la population, qui a souffert des affrontements d’abord avec la police, puis quand cette dernière a fui les rues, de règlements de comptes entre les gens, et enfin de tirs des forces armées du Kazakhstan et de l’OTSC (bien que l’on nous promette aujourd’hui qu’elles ne défendent que les installations de l’État).

Les grands médias qui ont eu l’autorisation de continuer à fonctionner ont commencé à nous parler de radicaux et d’islamistes, en jouant sur l’image de l’ennemi extérieur. Avant cela, pendant les premiers jours des manifestations, il existait un discours appelant à « engager un dialogue pacifique avec les manifestants » – un jour plus tard, l’ordre était donné de tirer pour tuer (dans le discours du président Tokayev). Après l’arrivée des troupes de l’OTSC et deux jours de fusillades constantes dans les rues, Tokayev a assimilé les manifestants, les activistes et les défenseurs des droits humains à des terroristes, et les médias indépendants sont devenus selon ses mots, une menace pour la stabilité. Le discours étatique se transforme continuellement dans ce processus de construction d’un ennemi : hier il s’agissait de chômeurs kirghizes soi-disant soudoyés, aujourd’hui ce sont les radicaux d’Afghanistan. Nous espérons tous que demain ce ne sera pas les militants qui, depuis trois ans, plaident pour des réformes politiques et participent à des rassemblements.

Que pouvez-vous nous dire sur la répression ?

Le musicien kirghiz Vicram Ruzakhunov a été arrêté et torturé par les autorités kazakhes en tant que « terroriste » et on l’a forcé à enregistrer une vidéo dans laquelle il « avoue » ses crimes. Il est maintenant en liberté.

Le journaliste local indépendant Lukpan Akhmediyarov a été arrêté. Un autre journaliste indépendant, Makhambet Abjan, a envoyé un message indiquant le 5 janvier que la police s’était rendue à son appartement ; aujourd’hui il a disparu. Des amis et de nombreuses autres personnes sur les réseaux sociaux signalent aussi la disparition de leurs proches.

Les autorités ont déjà confirmé la mort de centaines de personnes, dont deux enfants. Des militants syndicaux sont portés disparus, notamment Kuspan Kosshigulov, Takhir Erdanov, et Amin Eleusinov et ses proches.

À Almaty, des journalistes de Channel Dozhd’ (Телеканал Дождь), qui tentaient de prendre des images à la morgue municipale se font fait tirer dessus (ils n’ont pas été blessés).

Le 6 janvier, des activistes sont venus sur la place. Ils ont déployé une banderole sur laquelle on pouvait lire « Nous ne sommes pas des terroristes. » La police leur a tiré dessus, et a tué au moins l’un d’entre eux.

Que va changer l’arrivée des troupes russe au Kazakhstan à long terme ?

L’entrée des troupes russes est très inquiétante. Dans le contexte de la guerre du Donbass, on peut imaginer les pires scénarios. Tous les gens que je connais sont d’accord pour dire que cette situation est inappropriée et que l’on peut légitimement parler d’occupation.

Personnellement, j’ai peur que l’arrivée des troupes russes consolide l’influence déjà forte de la Russie sur la politique kazakhe, et que le Kazakhstan devienne comme la Russie que nous connaissons actuellement, où des militants sont torturés et des affaires judiciaires sont montées de toutes pièces. Notre opposition politique est déjà complètement réduite au silence et la population du pays complètement intimidée. Si l’on considère que c’est la deuxième fois que l’on fait tirer sur des manifestations (2011 et 2022), et que l’histoire du Kazakhstan est marquée par la répression brutale du soulèvement contre l’URSS en 1986, et que l’information sur le nombre de personnes tuées à l’époque est toujours classée… alors il n’y a aucun espoir que nous sachions dans un avenir proche combien de personnes ont été blessées ou tuées. Le compte s’élève sans doute à plusieurs milliers de personnes.

Selon vous, que va-t-il se passer ensuite ?

Il est encore très tôt pour le dire, alors que nous subissons une guerre de l’information, de la propagande et de l’isolement. Je ne suis pas experte en politique.

Ce qui est sûr, c’est que la répression va s’intensifier. Internet et les médias vont être censurés. Le gouvernement essaie maintenant de faire « bonne figure », comme s’il était le sauveur qui nous a protégés des terroristes. Je ne suis pas sûre que ça va fonctionner. Mais pour l’instant, je pense que ça va rester calme, les gens sont trop effrayés et choqués.

Les personnes vivant en dehors du Kazakhstan peuvent-elles faire quelque chose pour vous soutenir, vous ou d’autres personnes ?

Oui, en diffusant l’information bien sûr. Il y aura peut-être bientôt plus de répression, et certains militants auront besoin d’aide pour quitter le pays.

Le soutien le plus important est informationnel. En 2019, après l’élection présidentielle, nous avons tous été arrêtés lors de rassemblements et les seuls à en parler étaient les médias étrangers et les médias kazakhs indépendants (qui sont très peu nombreux et dont les sites sont régulièrement bloqués). Il est maintenant très important que le janvier sanglant au Kazakhstan ne devienne pas qu’une belle image révolutionnaire comme le décrivent de nombreuses publications de gauche, ni un acte terroriste venu de l’étranger, comme toutes les sources officielles de différents pays le disent.

  1. Du 17 au 19 décembre 1986, des manifestations ont lieu à Almaty en réponse à la décision de Mikhaïl Gorbatchev, alors secrétaire général du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique, de renvoyer le premier secrétaire du Parti communiste du Kazakhstan, depuis longtemps en poste, et de le remplacer par un fonctionnaire russe. Gorbatchev a plus tard affirmé qu’il essayait d’empêcher Nursultan Nazarbayev de concentrer trop de pouvoir dans ses mains ; Nazarbayev a ensuite régné pendant 28 ans. En 1986 comme en 2022, des rumeurs avaient couru selon lesquelles les manifestants avaient été soudoyés avec de la vodka ou induits en erreur par des tracts.
  2. En astronomie, le nadir est l’opposé du zénith, par extension, le point le plus bas.
  3. Kazfem, sans doute le premier mouvement féministe au Kazakhstan depuis la chute de l’Union Soviétique publie la revue féministe Yudol’ et organise des manifestations pour le 8 mars, journée internationale des femmes.
  4. Le 21 avril, Asya Tulesova et Beibarys Tolymbekov ont été condamnés à 15 jours d’emprisonnement, pour avoir enfreint la loi kazakhe sur les rassemblements, après avoir accroché une banderole sur le trajet du marathon d’Almaty sur laquelle on pouvait lire « Vous n’échapperez pas [you can’t run from] à la vérité » – un commentaire sur les élections présidentielles.
  5. Cet article étudie cette question, même si elle est abordée d’un point de vue partisan.

Au Kazakhstan la classe ouvrière a montré ce qu’elle était capable de faire
Et ce qu’elle fera

Source : https://www.international-communist-party.org/Francais/Actualit/2022/Kazahsth.htm

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Les masses prolétariennes du Kazakhstan se sont rendues protagonistes d’une révolte courageuse, qui a ébranlé les fondements de l’ordre bourgeois dans le pays.

Et même si ces jours se sont terminés par un carnage ! Le sommet de l’appareil d’État, incapable de faire face à la force de choc déployée par les travailleurs, a dû recourir à l’intervention étrangère pour réprimer la révolte. La mitraillette et la pluie de plomb furent nécessaires pour rétablir l’ordre. Ce sont d’abord les forces armées de leur bourgeoisie qui ont tiré sans relâche sur les prolétaires kazakhs insurgés. Puis, lorsque celles-ci ne suffirent pas – pour démontrer à quel point chaque armée bourgeoise est peu « nationale » – les troupes des six pays de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) – fondé en 2002 entre la Russie, la Biélorussie, l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan – venaient à la rescousse pour rétablir par la terreur la « normalité » de l’exploitation capitaliste.

La bourgeoisie, face à la perte de contrôle sur un monde qu’elle a déformé à son image, a montré qu’elle n’avait pas d’autres ressources que la terreur et le mensonge pour maintenir l’oppression des travailleurs, acculés par l’aggravation de leurs conditions de vie. Pour maintenir debout l’édifice délabré de l’ignoble régime du capital, la bourgeoisie meurtrière administre des mensonges incroyables à un public déjà asphyxié par des décennies de représentations de plus en plus caricaturales et fantastiques du monde réel.

Ainsi les cortèges d’ouvriers sortis de leurs entreprises et les manifestations imposantes de prolétaires, accourus des banlieues au cœur de beaucoup de villes du pays, pour prendre d’assaut les palais institutionnels, sont qualifiés de « terroristes » par le président Qasym-Jomart Toqaev, qui n’a pas hésité à donner l’ordre de tirer sans sommation pour tuer quiconque oserait défier l’interdiction de manifester et le couvre-feu imposé dans tout le pays après les premiers jours de la révolte.

Le mythe du complot, omniprésent en ces années d’agonie de l’ordre capitaliste mondial, a été reproposé de façon ignoble : pour les dirigeants kazakhs, pour leurs comparses russes et chinois et pour les innombrables groupes politiques inspirés par l’odieux stalinisme, la révolte aurait été orchestrée par des puissances étrangères et organisée par des terroristes provocateurs venus de l’étranger et bien entraînés.

Des terroristes venus de l’étranger, bien armés et bien entraînés, sont vraiment arrivés au Kazakhstan, mais ils étaient encadrés par les troupes régulières des capitalismes voisins. Pas pour soutenir l’insurrection, mais pour l’étouffer dans le sang. Les 3 000 soldats russes, ainsi que des centaines d’autres provenant des pays de l’OTSC, au moment le plus aigu de la révolte, ont défendu les installations et les palais du pouvoir, ainsi que la sécurité des éléments les plus en vue du régime politique et de la bourgeoisie.

Plusieurs éléments contribuent à ôter toute crédibilité à la thèse d’une mise en scène programmée par des puissances étrangères, ou par des groupes organisés kazakhs inspirés par des idéologies nationalistes ou islamistes, dans le but de réaliser un coup d’État. De nombreuses vidéos documentent une participation très large des travailleurs aux manifestations dans les centres urbains et d’imposants cortèges d’ouvriers qui sortent en masse des usines et des installations minières, pour démontrer que la protestation est née spontanément dans un climat de véritable colère prolétarienne.

Le contexte dans lequel la révolte a mûri le confirme. Ses motivations économiques sont évidentes : le doublement du prix du gaz décidé par le gouvernement le 1er janvier 2022. Mais ce n’est pas par hasard que la protestation a éclaté à l’apogée d’une longue série de luttes ouvrières, qui ont gagné en ampleur ces dernières années, dans le sillage d’une tradition de conflit syndical bien enracinée dans le pays. Ces derniers temps, le mécontentement ouvrier s’est accru, le nombre de grèves en 2021 a été supérieur à celui des trois années précédentes. Dans ce soulèvement ouvrier, l’augmentation du prix du gaz a exacerbé la préoccupation générale concernant l’évolution de l’inflation qui érode déjà de manière significative le pouvoir d’achat de salaires déjà très bas. Au Kazakhstan, le salaire minimum est légèrement supérieur à 100 dollars par mois, le salaire moyen un peu plus de 300.

À cela s’ajoute que, bien que l’économie ait connu au cours des trois dernières décennies une longue phase de développement presque ininterrompue, due essentiellement à l’industrie extractive qui exploite les ressources d’un sous-sol très riche, cela n’a pas amélioré de manière proportionnelle les salaires des ouvriers. Les fruits du développement sont allés à l’oligarchie restreinte des seigneurs de la rente minière, étroitement liés aux multinationales du secteur, le plus souvent proches du même appareil étatique.

Il n’est donc pas étonnant que la révolte prolétarienne ait fait paniquer les bourgeoisies, locales et internationales, soucieuses de voir s’effriter le riche gâteau de la rente minière et terrorisées par un prolétariat hors de contrôle, disposé à descendre sur le terrain de la lutte par les moyens les plus radicaux, même au prix de l’ultime sacrifice.

L’étincelle de la révolte s’est allumée dans la province de Mańğystau, dans le sud-ouest du pays, face à la mer Caspienne, dès l’annonce de l’augmentation du prix du gaz, avec les premiers rassemblements dès le samedi 1er janvier. La protestation s’est développée dans la ville de Zhanaozen, épicentre d’une solide tradition de luttes ouvrières. Déjà en 2011, les travailleurs du gisement pétrolier d’Ozenmunaigas avaient mené une grève déclarée illégale par les autorités, mais qui a duré plus de six mois et s’est soldée par le massacre de 16 ouvriers.

Cette fois encore, les travailleurs d’Ozenmunaigas ont été parmi les premiers à protester. Bientôt se sont ajoutés ceux des champs pétroliers de North Buzachi, de Karazhanbas et de Kalamkas, et les villes Aqtau, Atyrau, Akshukur. Le 4 janvier, la révolte s’est étendue à tout le pays, impliquant Almaty, Nur-Sultan, Aqtobe, Uralsk, Qyzylorda, Shymkent, Kokshetau, Kostanai, Taldykorgan, Ekibastuz, Taraz et bien d’autres villes.

Après les premiers affrontements avec les forces de police, les protestations ont pris un caractère insurrectionnel en débordant l’appareil répressif de l’État et en le contraignant à se retirer. Les révoltés du 5 janvier attaquaient les sièges institutionnels d’Almaty et de Nur-Sultan, pénétrant dans les palais du pouvoir et les dévastant. En même temps, dans de nombreuses autres villes, les mairies étaient prises d’assaut.

Le président Toqaev renvoyait le gouvernement chez lui, l’accusant d’incompétence pour avoir brusquement doublé le prix du gaz, en modérait le prix, mais en même temps il qualifiait les manifestants de « bandes de terroristes ». Pendant ce temps, les émeutiers s’emparaient des armes en désarmant et en séquestrant des soldats et des policiers, et des fusillades commençaient avec les premiers morts dans les deux camps.

Alors que les cours internationaux des matières premières étaient surévalués, les premières opérations des forces spéciales russes commençaient à sauver des dizaines de membres de la nomenclature kazakhe avec leurs familles. Les manifestants occupaient l’aéroport international d’Almaty, probablement pour empêcher les éléments les plus en vue de la classe ennemie de se mettre en sécurité. L’arrivée des troupes russes, qui prenaient promptement le contrôle de l’escale aérienne de la plus importante ville du pays, fut salvatrice pour Toqaev et ses comparses. La terreur bourgeoise prenait rapidement le dessus en causant, selon les sources officielles, 164 morts et en procédant même, dans les jours qui suivirent, à des arrestations massives jusqu’au chiffre actuel de 12 000 détenus.

Le rétablissement de l’ordre dystopique du capital a reçu l’approbation explicite ou tacite des représentants politiques des bourgeoisies de toutes latitudes. L’appui ouvert de Pékin au boucher Toqaev équivaut à celui implicite de Washington, malgré la ritournelle du mantra usé et hypocrite pour le respect des « droits humains ». Nous avons pu constater, le 10 janvier aux entretiens entre les États-Unis et la Russie à Genève, la grande préoccupation des démocrates de Washington pour le sort des prolétaires kazakhs massacrés, opprimés et persécutés : le Kazakhstan n’a pas été nommé alors qu’était évoquée l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. Pendant ce temps, les cours du gaz, après une flambée due à la révolte, descendaient aux niveaux précédents pour saluer la fin du péril.

Le sinistre Toqaev, reprenant les rênes du pays, procédait à la nomination d’un nouveau gouvernement, liquidait les responsables de la sécurité et rejetait sur son prédécesseur la responsabilité de la situation, l’accusant d’avoir favorisé la création d’« une classe de gens riches, selon les normes internationales ». Il admettait, ce que tout le monde sait, que les éléments de l’ancienne nomenclature « soviétique » ont accompli sans heurts la métamorphose de boyards d’État en oligarques capitalistes, en parfaite continuité avec leur appartenance à la classe bourgeoise.

Si la classe dominante a besoin d’un voile pour couvrir sa honte après le bain de sang, voici qu’à la rivière de mensonges s’ajoute une tentative audacieuse de mystification, pour effacer aux yeux des masses la vraie signification de ce qui est arrivé, en leur faisant croire que le problème provient de l’ancien président corrompu !

Mais le feu de la lutte des classes ne s’éteint jamais complètement et il reviendra incendier les villes du Kazakhstan. Les prolétaires kazakhs ont fait tout ce qui était en leur pouvoir, démontrant l’héroïsme dont est capable le prolétariat lorsqu’il entre dans la lutte, affrontant la violence de l’appareil d’État, séquestrant et désarmant des policiers et des soldats, s’armant, se défendant et attaquant, bloquant les usines, les mines, les routes et même un aéroport. Ils ne pouvaient guère aller plus loin, privés comme ils sont du parti révolutionnaire à leur tête, et de la solidarité du prolétariat des autres pays, avant tout de la classe ouvrière en Russie.

Le prolétariat, blessé et battu, cette fois non par la tromperie mais par la force brute, se soulèvera inévitablement dans une nouvelle révolte et ira vers la victoire s’il sait s’unir au-dessus de toute frontière nationale, en se dotant de son organe de lutte indispensable : le Parti communiste international, et d’organisations syndicales véritablement prolétariennes.

Car l’épée de la révolution communiste, aiguisée par la force de l’histoire, est plus forte que les mensonges des bourgeois.

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